La cabine quarante-et-une


      Raymond Béluchard n'était pas le genre d'homme dont le visage attirait l'attention. Solide gros gaillard de plus de cent vingt kilos, endimanché chaque jour d'un complet en velours foncé et le crâne gras hermétiquement masqué sous un haut de forme noir, cet homme aux comportements familiers pour ne pas dire sans grand raffinement n'en cachait pas moins une enviable réussite dans les affaires du commerce. Il était devenu en deux décennies à peine le propriétaire d'une fructueuse société d'import et de vente au détails de thés venus des contrées orientales. La Belle Epoque avait vu Raymond Béluchard s'embourgeoiser et devenir au fil des ans l'une des grandes fortunes de la région lyonnaise. Une fortune dont il gardait jalousement secret tout indice qui permettrait d'en estimer la valeur exacte. A n'en point douter craignait-il que l'on s'en prenne à ses biens, serait-ce les plus modiques. Car pour cet homme aux traits disgracieux, un sou était un sou et un billet était, par voie de conséquence, un billet. La nature ne lui avait peut-être pas offert les meilleurs avantages physiques mais la société, quant à elle, lui avait permis d'accéder aux rangs les plus prisés et il comptait bien profiter de ses précieuses pièces en les conservant bien à l'abri des regards à la banque ou sous le matelas et ce, jusqu'à la nuit des temps. Les thés qui ont fait sa richesse n'étaient en rien sa passion. Mais son argent, cet argent que l'on peut compter, épargner, miser, dépenser ou même renifler était bel et bien l'amour de sa vie, comblant même l'absence de toute compagne qui aurait pourtant pu partager cette existence confortable avec lui.



Alors oui, l'idée même de trouver une épouse plaisait bien à Raymond Béluchard mais sa méfiance envers les personnes qui pouvaient graviter de près ou de loin autour de son opulence dorée était bien plus forte encore. Pingre comme personne, rapiat comme jamais et généreux uniquement par les promesses, jamais par les dons, ce quarantenaire célibataire avait développé une avarice pathologique et voyait en chacun osant lui adresser la parole un voleur en puissance, prêt à lui soutirer quelques centimes par la force brute ou par subtile mendicité émotionnelle. Le riche bourgeois était paré à toute éventualité, fut-elle la menace d'une arme à feu ou l'apitoiement plaintif d'un ami de longue date en extrême difficulté financière. Jamais il ne concéderait à lâcher le moindre Franc, jamais il n'accepterait d'aider son prochain fut-il dans le besoin et jamais il ne songerait à partager son obèse pécule personnel même avec la plus belle femme qui soit.



Tandis que Paris célébrait l'exposition universelle de 1889 tout autant que le centenaire de la révolution française, Raymond Béluchard prenait, au départ de Lyon, le train en direction de Genève afin de conclure un important contrat de distribution auprès d'enseignes spécialisées en Art culinaire. Comme à son habitude durant ses déplacements, il emporta avec lui une valise pourvue de quelques vêtements de rechange ainsi que de quoi assurer une toilette à peu près présentable pendant quelques jours. Ainsi qu'une serviette en cuir de vachette marron clair qui ne le quittait jamais lors de ses voyages professionnels et dont les lanières étaient fermement fixées à de belles boucles en laiton doré. Cette serviette qui ne quittait jamais ses bras cachait quelques feuilles de papier, un crayon de bois et toujours cinq cent mille Francs dont l'usage était exclusivement réservé aux dépenses quelque peu luxueuses que notre homme aimait s'offrir en magnifiques hôtels lorsqu'il était en voyage parmi les grandes villes d'Europe. Cette serviette n'était pas uniquement un simple cartable rempli de billets, elle était aussi et surtout la garantie d'un séjour sans accroc qui préserverait de tout scénario imprévu. Cet argent pouvait sauver Raymond Béluchard de toutes les impasses. Changement d'hôtel, de cocher, de rasoir, de costume et pourquoi pas changement de partenaire commercial si l'envie s'en faisait ressentir. L'argent était pour lui le symbole du pouvoir absolu dès l'instant où il se montrait assez consistant, palpable et lourd dans cette toute petite serviette marron clair, dont on ne pouvait suspecter le précieux contenu. Et la somme aujourd'hui emportée pour la Suisse était certainement suffisante pour jouer les rois de bohème, ne serait-ce que quelques jours.



Le train était sur le départ. Le chef de gare venait de faire tinter sa petite cloche argentée tandis que les derniers passagers s'empressaient de monter avant que l'on ne ferme définitivement les portes. Un sifflement strident retenti avant que la lourde mécanique n'enclenche ses puissants muscles d'acier et que la locomotive n'entame un long chemin, s'enfonçant bien vite vers de larges virages épousant les flancs montagneux. Raymond Béluchard, traînant sa valise à la force du bras et serrant contre lui sa précieuse serviette en cuir de vachette, pris place dans le compartiment quarante-et-un, large cabine où deux banquettes de tissu vert foncé se faisaient face. L'une d'elle était occupée par une très belle jeune femme élégamment vêtue. Le quadragénaire obèse, suant à grosses gouttes et essuyant son front luisant d'un mouchoir déjà trempé après avoir à peine effleuré son épiderme, fit un geste amical et un sourire maladroit pour saluer cette personne de fort bel aspect. Vêtue d'une robe crème dont les fines dentelles ressemblaient à de petites fleures de coton duveteux, elle avait de magnifiques cheveux noir d'encre si foncés que sont chapeau crème semblait par contraste immaculé d'un blanc neige des plus purs. Raymond Béluchard ne put s'empêcher de dévisager cette personne qui, manifestement bien plus au fait des conduites de politesse, n'avait pas jugé bon de dévisager son voisin de cabine en retour de ses regards insistants. Il la dévisageait oui. Et c'est peu dire. Des femmes, il en croisait souvent. Des petites, des grandes, des idiotes aussi, parfois des intellectuelles, des rigolotes, des assommantes tr-s régulièrement, des toutes fines, des moins fines, voire même des spécimens de taille bovine. Mais jamais, de mémoire, il ne lui semblât avoir déjà croisé une femme aux allures aussi divines. Une personne au regard concentré, les yeux rivés sur un petit ouvrage aux pages légères comme les femmes aiment en lire afin de tuer le temps de manière parfaitement raffinée. Une dame à l'esthétisme mondain et distingué telles qu'on ose rarement les déranger lorsqu'elle paraissent l'esprit absorbé par quelques loisirs cérébraux qui souvent leurs imposent des postures sérieuses qui les rendent encore plus belles et fascinantes. Raymond Béluchard ne pouvait plus décrocher son regard de cette femme aussi merveilleuse que la muse d'un tableau printanier de Claude Monet. Ses pensées se résumaient désormais à trouver des mots élégants qui lui permettraient d'entamer une conversation aux contours les plus naturels possibles avec cette charmante personne.


- Belle journée n'est-ce-pas ? Lança Raymond Béluchard sans prendre grand soin d'observer par la fenêtre les nuages sombres qui menaçaient les couleurs vives du paysage. Sans détourner les yeux de son livre, esquissant un geste épuré de la main pour en tourner une page, la voyageuse rétorqua d'une voix affirmée : « Il me semble pourtant que ces nuages annoncent un orage violent ».

- Ah oui ! Tout-à-fait oui... Un orage des plus violents ! Parfaitement... Mais il faisait beau juste avant, tenta de s'expliquer très maladroitement notre homme. Et sinon, euh... Madame... Vous allez jusqu'à Genève vous aussi ?

    - Oui Monsieur, je descends à Genève également, répondit-elle d'un ton sec, sans doute trouvât-elle la question un tantinet indiscrète.

La jeune femme n'était, selon toute vraisemblance, pas le genre à se laisser importuner par le premier venu. Une qualité qui se faisait de plus en plus rare aux yeux de l'homme d'affaire qui, à l'approche de la gente féminine, avait pour habitude de voir les mondaines tournoyer autour de lui comme les moustiques autour de la flamme d'un lampadaire public. D'ordinaire ces dernières l'approchent sans grande précaution, avec une séduction grotesque et bien trop prompte pour être sincère. Dans l'unique objectif de vampiriser le célibataire de ses précieuses richesses, certainement. Mais cette beauté, assise les jambes croisées sous une robe enveloppante qui ne laisse strictement rien voir si ce n'est la perspective fantasmée d'une silhouette renversante n'était en rien l'un de ces multiples insectes de nuit attirés par le brillant et le clinquant. Non. Raymond Béluchard en était sûr ! Cette jeune femme était une perle. Une perle rare comme celles que l'on trouve nichées entre les coquilles nacrées d'une Saint Jacques exotique. Un ange, une divine dont il lui tardait d'en connaître le petit nom.


- Je m'appelle... Raymond, balbutia t-il en tamponnant son front gras dans l'urgence avant que celui-ci ne ruisselle jusqu'aux naseaux.

- La voyageuse, jambes croisée et effectuant un mouvement de balancier continue de sa jambe gauche comme le font les enfants déconcentrés sur les bancs de l'école, esquissa un regard vers vers son interlocuteur.

- Francine. Francine Dumonlieu. Je vous souhaite de faire un agréable trajet, continua t-elle un sourire plissé en coin de lèvres, même si ces menaçants nuages se dirigent, d'après le bulletin météorologique qui était affiché en gare, dans la direction de Genève.

- Oh vraiment ?! Lança Béluchard, incapable de trouver ici une répartie suffisamment intelligente pour rebondir sur le sujet. Après un silence de quelques longues secondes, il continua.

- Vous êtes fort charmante, Madame, et je ne voudrais pas que la pluie vous incommode une fois arrivée en Suisse. Peut-être me laisserez-vous commander une voiture pour assurer votre déplacement ?

- C'est si aimable, dit-elle d'une voix plus adoucie, il est vrai que je n'ai songé à emporter un parapluie avec moi. Je ne reste certes pas longtemps avant de revenir à Lyon mais j'aimerais éviter que la pluie ne me retienne en gare de Genève trop longuement. Je rends visite à ma sœur une fois tous les six mois pour une journée seulement. Je n'avais pas prévu qu'elle m'assure l'hospitalité en cas d'organisation bousculée par les intempéries.

- Fort bien, je vous assure que c'est un plaisir pour moi de...



Tandis que Raymond Béluchard préparait une roucoulade qui mettrait son personnage en valeur, le chef de train dont la voix raisonnait déjà dans le couloir fit une entrée soudaine en cabine quarante-et-une.


- Excusez moi de vous importuner, M'ssieurs Dames, je vous rappelle que notre ligne fait régulièrement l'objet de vols de pickpockets sans état d'âme. Voilà une dizaine de semaines qu'un mystérieux voleur opère dans nos wagons au nez et à la barbe des forces de police. Et le gaillard peut se vanter de collectionner près d'une centaine de larcins si l'on en croit le nombre de plaintes qui ont été déposées. Je vais moi-même finir par imaginer qu'il est une ombre insaisissable ce phénomène là. Un véritable fantôme. Aussi je vous suggère, chers passagers, comme je le fais avec les autres usagés, de rester des plus vigilants avec vos affaires personnelles.

A ces mots, à cet avertissement qui raisonna dans la tête de Raymond Béluchard comme un coup de semonce, il serra instinctivement sa serviette de cuir marron qui ne l'avait pas quitté depuis le départ. L'alerte sonnée par le chef de train et la simple idée que son argent pourtant caché dans ce cartable puisse être découvert et emporté l'avaient rapidement fait revenir à des pensées plus dramatiques. Sans même s'en rendre compte, il serra fort sa serviette et transpira de plus belle à gouttes épaisses. Pris en tenaille entre une réaction de défense qui lui semblât parfaitement légitime et un comportement d'extrême avarice qu'il espérait passée inaperçue devant la belle à la robe crème, il plissa les yeux et observa cette dernière, cherchant des mots assez convaincants pour expliquer son sursaut ridicule.


Mais la jeune femme respirait mal. Presque suffocante, elle avait lâché son livre, le laissant tomber au sol et posant la main sur sa poitrine. Les yeux hagards, ses pensées semblaient subitement devenir sombres et insondables. Le souffle coupé, les yeux écarquillés, n'osant bouger la tête, Béluchard tourna les yeux de quelques degrés pour examiner la voyageuse. Belle comme un ange fragile, elle était encore plus craquante avec cette expression terrorisée. La pauvre donnait le sentiment d'avoir vu le diable ou, tout du moins, de se préparer à le rencontrer. Elle avait peur, elle était tétanisée. Elle ressemblait à une princesse sans défense, comme celles qui tombent dans les bras d'un brave chevalier capable de les protéger.
Raymond Béluchard voyait son esprit se galvaniser au fur et à mesure qu'il considérait l'état d'anxiété de la jeune femme.


- Le... Le chef de train vous a fait peur avec ces histoires de vols ?

    - Oui... Oui un peu, répondit-elle la main toujours posée sur le haut de son thorax.
    - Mais non, ne craigniez rien voyons. Ais-je l'air de m'en faire moi ? Hein ? Et puis je ne vois pas comment un énergumène mal intentionné pourrait vous faire quoi que ce soit en ma présence. J'en ai maté des coriaces, croyez moi ! Et puis, continua t-il sur un ton gêné, je n'ai de toute manière absolument rien à voler. Enfin ! Bien sûr, j'ai de précieux biens ! Oh ça oui, je ne suis pas dans le besoin Madame, sachez bien. Mais, je... Je n'ai rien ici de valeur... C'est cela. Je n'ai rien ici de valeur. Qu'on se le dise.
    - Mais moi... Si. Rétorqua t-elle à voix basse et les yeux mis-clos.

- Ah bon ? Lança Béluchard dont la curiosité se voyait piquée au vif. Vous n'avez pourtant aucun bagage avec vous.

- J'ai ceci, répondit-elle en glissant sa main dans le col intérieur de sa robe à hauteur du thorax et extirpant un gros pendentif doré de forme ronde. Un magnifique bijou parmi ceux que l'on offre aux épouses comblées quand on est soi-même un mari doté d'une très belle situation.



Je tiens énormément à ce pendentif. C'est le seul souvenir qu'il me reste de mes grands-parents qui se sont très bien occupés de moi lorsque nous étions enfants avec ma sœur. Ils ont étés présents quand nos parents devaient s'absenter longuement pour parcourir la France entière durant les missions administratives de mon père. Et... Oh, je ne sais pas pourquoi je vous ennuie autant à vous raconter tout cela.


- Faîtes Madame, je vous en prie, vous ne m'ennuyez pas le moins du monde. Mon oreille vous est parfaitement attentive je vous l'assure.

- Nos parents ont péris durant une croisière à la suite d'une terrible avarie. Nous étions toutes deux encore si jeunes ma sœur et moi. Nos grands-parents se sont occupés de nous avec autant d'amour et d'attention que nos parents ont pu le faire jusqu'alors. Quelques années plus tard, accusant leur grand âge, ils ont malheureusement disparus également.

La jeune femme empoigna de plus belle le pendentif à la brillance éclatante. Et, sous le coup d'une vive émotion, se laissa à verser quelques larmes sur son visage empreint malgré la peine d'une dignité exemplaire.


- Il me serait terrible qu'un voleur dénué de tout scrupule ne s'empare du souvenir de mes grands-parents, hurla t-elle dans la petite cabine, les yeux mouillés et ciblant Raymond Béluchard, touché de tout son être par cette adorable personne douée d'une sensibilité émouvante tout autant que d'une force de caractère saisissante.



Il n'en fallait pas plus pour que notre homme au cœur tendre ne se voit en quelques instants électrisé par une force mystérieuse. Si la nature n'avait pas gâté les traits de la famille Béluchard, y compris ceux du petit dernier d'une fratrie nombreuse, une belle innocente meurtrie par les blessures de la vie et le visage stigmatisé par des larmes chaudes pouvait-elle animer chez lui une âme chevaleresque à la noblesse inattendue ? Raymond Béluchard bomba le torse et affirma avec force et conviction :


- Nul coquin ne saurait vous atteindre tant que je serai à vos côtés ! Je l'attends moi ce vil énergumène. Qu'il vienne à moi, il goûtera à mes souliers avant de finir jeté par la fenêtre de ce compartiment. Vous pouvez en être certaine, Madame !
- Je... Je vous remercie, répondit-elle la voix calme et essuyant ses yeux du bout des doigts. Je me vois navrée de me présenter à vous aussi pleurnicharde.
- Allons, ne vous sentez pas honteuse. Il est parfaitement normale qu'un homme éduqué porte aide à une jeune femme telle que vous.



Les deux voyageurs reprirent place sur leurs banquettes respectives. Alimentant une longue conversation marquée par quelques éclats de rire et par de tendres réflexions personnelles portées sur l'existence et ses incalculables mystères. Francine Dumonlieu ne quittait plus son sourire angélique, illuminant la cabine toute entière et faisant raisonner sa voix au timbre spontané et attachant. Par la fenêtre défilait un paysage de plus en plus assombri par des cumulus orageux aux teintes encrées mais ces deux personnes étaient devenues désormais parfaitement hermétiques aux aléas extérieurs, tant elles étaient absorbées par la découverte de l'autre. Béluchard se découvrait un talent oratoire assez délicat pour attirer la curiosité d'une perle rare, aussi belle que sagace. Fier de ses mots et de l'éclat vif que ces derniers suscitaient sur le visage de la jeune femme, il osait même imaginer secrètement avoir toute l'audace nécessaire pour demander à Francine Dumonlieu si elle habitait Lyon et à quelle adresse précisément. Si il trouvait le courage de découvrir de tels détails, il verrait certainement s'ouvrir alors la perspective de la revoir bien au delà de ce trajet en train. Dans le cas contraire il serait contraint de la regarder quitter le quai en gare de Genève sans espérer croiser de nouveau ses magnifiques yeux ou sa voluptueuse crinière d'ébène.


- Et donc ? Cher Raymond, la suite je vous prie. Que vous a dit votre oncle lorsque vous lui avez apporté cette douzaine d'huîtres ?

- Ah oui ! Excusez moi, j'étais perdu dans mes pensées. Mon oncle m'a regardé d'un air surpris et m'a dit, ni une ni deux « Mais Raymond, où as tu réussi à trouver des huîtres en pleine campagne ? »

- Oh Seigneur, c'est tellement drôle ! Vous allez me faire éclater de rire !
D'histoires d'huîtres à histoires de forêts vierges en passant par des anecdotes de thés d'extrême Orient, Raymond Béluchard captait toute l'attention de cette femme. Il s'en voyait si fier et si dynamisé qu'il se surpris même à laisser sa si précieuse serviette de côté, loin de ses gros bras épais qui si souvent enclavaient la vache avec une sécurité maladive.

Dehors, le ciel grondait et l'obscurité ambiante s'épaississait comme la fumée d'un incendie. Le train continuait sa longue route dans les méandres alpins tandis que la pluie frappait la tôle métallique en un million de claquements incessants. Les vitres s'étaient parées de serpentins aux formes allongées que les gouttes d'eau formaient une fois soufflées par la vitesse. Régulièrement quelques secousses invitaient d'elles-mêmes les usagers à rester sagement assis tant se lever pour déambuler dans le couloir semblait tenir de l'alpinisme.

Le chef de train arrêta les roues de sa desserte à l'entrée du compartiment quarante-et-un.


- M'sieurs, Dames, café, thé, eau minérale, biscuits au beurre, petits pains aux céréales ?


Béluchard, ramené à la réalité par cette intervention soudaine, attrapa par réflexe sa serviette pour la serrer fort entre ses bras. Il regarda le chef de train d'un air accusateur, lui reprochant sans en dire mot d'avoir bien maladroitement coupé net les instants idylliques qu'il entretenait avec sa compagne de cabine. D'un geste de la main il fit comprendre qu'il ne comptait pas manger quoi que ce soit. Le chef questionna la jeune femme du regard et elle apporta elle aussi une réponse négative tout en sourire courtois. Une fois le responsable du train parti, elle osa à demi mot aborder un sujet qu'elle pressentait des plus délicats.


- Excusez-moi, Monsieur, si ma curiosité peut sembler déplacée et cavalière mais j'ai eu le sentiment, en observant votre comportement à la venue de cet homme, que vous étiez soucieux et méfiant à son égard. A dire vrai, je ne saurais dire si c'est cet individu qui aura heurté votre esprit ou plus largement la venue d'une tiers personne pour que vous serriez plus que de raison ce cartable qui vous semble particulièrement précieux.



Raymond Béluchard, piqué au vif par cette interrogation ciblée qui avait parfaitement su démasquer les symptômes maladifs de son avarice, pris un temps de silence avant de bredouiller une réponse maladroite. Réponse hésitante et sensible dont les mots n'étaient plus dictés par la raison et les calculs mais par le cœur et les sentiments.

  • Madame, ce cartable m'accompagne lors de chacun de mes déplacements. Et si je semble lui accorder, comme vous l'avez habilement observé, une grande importance, c'est parce qu'il représente d'une certaine manière l'ensemble de ma réussite sociale. J'ose vous le dire, ma chère, j'ai réussi dans les affaires alors qu'un temps mes amis et ma familles se raillaient de moi. Je me suis construit seul, j'ai gagné seul, j'ai réussi tout aussi seul. Ce petit cartable que j'ai un jour acheté pour quelques pièces à peine est devenu un compagnon de route, le seul en qui il me semble pouvoir faire confiance et le seul auquel je puis confier mon argent. A tel point que ce vulgaire objet de cuir, sans grande valeur ni grand esthétisme est devenu sans que je m'en rendent véritablement compte un bien sentimental qu'il me peinerait de perdre. C'est à lui et à lui seul que je confie lors de mes voyages l'argent qui me sert à assurer mes besoins journaliers. Si j'ai pu vous paraître quelque peu anxieux vis-à-vis de mon cartable, c'est parce qu'il porte une forte somme d'argent. Et, je vous l'avoue un peu honteusement, j'ai régulièrement la hantise qu'on me le vole, lui et son contenu.

    - C'est n'est en rien honteux voyons ! Répondit-elle avec une spontanéité rare et un sourire enjoué. Je vous envie presque car vous semblez bien plus fort et serein avec votre cartable que moi avec mon pendentif. Parfois, avec ce dernier, je me sens piégée.
    - Moi aussi je me sens piégé figurez-vous ! Comme je vous comprends. J'ai si souvent le sentiment que ce cartable contrôle mes faits et gestes que je me compare parfois à un patient dont le médecin aurait prescrit un régime alimentaire des plus stricts. Je porte ce cartable, certes, mais il m'empêche souvent de pratiquer les lieux publics très fréquentés de peur qu'on ne me le vole. En montant dans ce train, j'avais même espéré être seul en cabine afin de ne point me soucier d'un passager aux mains baladeuses sur ma précieuse vache. Imaginez ça ! Si le Bon Dieu m'avait écouté, j'aurais voyagé seul sans avoir pu vous rencontrer et échanger avec vous.
    - Nous pouvons le dire, cher Raymond, nous sommes deux malades compulsifs, manipulés par des objets pourtant parfaitement inanimés. La situation est en réalité parfaitement risible quand on y pense.

A cet instant, Raymond Béluchard senti un poids se retirer de son cœur. Oui, effectivement, quand on y pense, la situation était risible. Se laisser mener par le bout du nez par une sacoche en cuir. Cette jeune femme, belle et authentique n'était pas uniquement un charme né mais elle était également douée d'un regard merveilleusement réfléchi sur la vie. L'homme d'affaire le sentait en lui, cette personne assise sur la banquette d'en face était de celles dont la valeur est inestimable. Pour la toute première fois, il avait trouvé un sujet de désir que sa fortune toute entière ne suffirait à acheter.



Béluchard devait puiser en lui-même les ressources nécessaires pour exprimer tout son intérêt pour Francine Dumonlieu. Un intérêt ? Non. Un amour plutôt. Mais le mot était sans doute un peu trop fort pour être divulgué si rapidement alors que ces deux personnes ne se connaissaient que depuis deux heures de trajet à peine. Il fallait pourtant à tout prix faire comprendre à cette merveilleuse femme quels nobles sentiments naissants il ressentait pour elle à présent. Et le faire avant que le train ne freine en gare de Genève ! C'était décidé, il réussirait à prendre son courage à deux mains et il oserait faire le premier pas. Le contraire ne lui apporterait que d'éternels regrets. Réajustant sa chemise qui baillait hors de son pantalon et essuyant discrètement son front, il s'apprêta à entamer quelques roucoulades quand le chef de train passa dans le couloir en faisant tinter sa cloche de laiton.


- Nous arrivons bientôt en gare de Bourg-en-Bresse ! Bourg-en-Bresse, arrêt de deux minutes. Bourg-en-Bresse, dernier arrêt avant notre terminus à Genève. Bourg-en-Bresse !
- Oh ! Fit la jeune femme, c'est vrai que le train me semblait ralentir. Je vais profiter que le train s'immobilise quelques minutes pour aller aux toilettes.
- Ah ! Bien entendu oui ! S'exprima Béluchard dont l'élan romantique se voyait ici remis à plus tard.



Dans un crissement métallique, la locomotive fumante serra les rails et ralentit jusqu'à l'arrêt total en quai de gare de Bourg-en-Bresse. Francine Dumonlieu s'absenta quelques instants durant lesquels Raymond Béluchard répéta dans sa tête l'entame d'un monologue édulcoré qui se devait de faire mouche auprès de la belle passagère à son retour. Mais alors qu'il se dictait à voix basse les mots les plus impactant pour paraître romantique, un cri retentit dans tout le wagon. Le gros homme d'affaire se leva d'un bond tandis que la jeune femme courut jusqu'à la cabine, essoufflée et totalement affolée.


- Que se passe t-il ma chère ! On dirait que vous avez vu le diable !

- On a... On a essayé de me voler mon pendentif alors que je sortais des toilettes ! Un homme... A voulu me l'arracher de force !

- Comment ?! Vous avez pu l'en empêcher ? A t-il réussi son larcin ?

- Dieu merci j'ai eu la présence d'esprit de reculer, de me défendre de mes mains et de hurler. J'ai immédiatement couru pour vous rejoindre.

- Ah le scélérat ! Je suis certain qu'il s'agit de ce satané voleur de poches qui sévit sur cette ligne depuis des mois. Si j'attrape ce bandit ! (Béluchard bomba le torse pour se donner un air encore plus héroïque). Si je l'attrape je vais lui faire regretter de s'attaquer aux jeunes femmes sans défense. Ce maudit sauvage, ce barbare, cet espèce de pisse froid !

- J'ai si peur ! Je suis certaine qu'il est resté dans le couloir, attendant que je sorte pour mieux me dérober mon pendentif !

- Oh que non, ma chère ! Vous allez voir, je m'en vais lui sonner les cloches à ce sale type.


L'homme d'affaire, devenu depuis quelques secondes le plus vaillant des chevaliers servants, pris les deux mains de Francine Dumonlieu et les serra contre les siennes. Leurs regards échangés étaient intenses, la jeune femme, émue, se mit à pleurer à chaudes larmes alors que son sourire plein d'espoir et de gratitude continuait à illuminer son visage malgré la peur et le choc causés par cette agression. Puis Raymond Béluchard sorti de la cabine quarante-et-une pour prendre en chasse le criminel.



Ce dernier n'était pas resté à proximité immédiate de la cabine il n'y avait personne. Mais il fallait néanmoins rester sur ces gardes. Qui sait quelles diableries infâmes un tel homme peu scrupuleux pourrait imaginer pour s'enfuir. Si le côté gauche du couloir menait à la porte du wagon et par conséquent à une partie extérieure du train, le côté droit, lui, circulait vers d'autres cabines. Il s'agissait donc de poursuivre dans cette direction vers le compartiment quarante-deux. Compartiment dans lequel deux dames âgées se faisaient la conversation.


- Excusez-moi mesdames, n'auriez vous pas vu passer un homme au comportement étrange et pressé ?

- Ah non. Mais nous avons entendu une femme crier. Que s'est-il passé ?



Béluchard quitta sans répondre le compartiment en direction du suivant où trois hommes jouaient aux cartes.


- Messieurs ! Je cherche un homme qui se serait peut-être assis parmi vous depuis peu !
- Avec nous ? Nous jouons à la Belote depuis plus de deux heure. Je ne sais pas qui vous cherchez mais votre homme n'est pas ici.



Béluchard courra sans donner plus d'explication vers la cabine suivante et apostropha, le souffle court, les deux couples qui observaient par la bais vitrée les passagers aller et venir sur le quai. Mais il n'eut que réponse négative. On avait point vu de personnage suspect par ici non plus. A tel point qu'il lui semblait de plus en plus probable que le criminel ait choisi de quitter le train plutôt que de se mélanger aux usagers innocents.

En s'éloignant de la cabine quarante-quatre, Raymond Béluchard croisa le chef de train qui s'apprêtait à faire tinter sa cloche pour annoncer le départ.


- Monsieur, vous voudrez bien rejoindre votre banquette je vous prie si vous ne descendez pas à Bourg-en-Bresse car nous allons repartir dans quelques instants.
- Stoppez le train je vous en conjure ! C'est un cas de force majeure !

- Stopper le train ?! Mais enfin Monsieur ce n'est pas sérieux, que se passe t-il ?

- Il se passe que votre voleur à la tire se trouve ici, dans ce train ! Et ce barbare s'en est pris à une pauvre femme sans défense ! Celui-là même qui sévit sur votre ligne et rend vos trajets aussi dangereux qu'un front de guerre. Sans doute ce rat a t-il préféré s'enfuir en gare comme je le pressens. Ce train ne doit pas repartir et vous devez immédiatement prévenir les forces de l'ordre.

- Bon sang ! Je vais de ce pas prévenir les agents en poste dans cette gare. Avez vous un signalement afin que je puisse aider à sa capture ?

- Oui ! Je pourrai faire une description précise de ce mécréant auprès de ces agents, annonça Béluchard qui comptait retransmettre les traits et les vêtements de cet homme après en avoir pris connaissance auprès de Francine Dumonlieu qu'il s'apprêtait désormais à rejoindre à la hâte.



Il pris quelques instants pour poser la main sur une paroi du couloir et reprendre son souffle. Accusant une surcharge pondérale qui lui sembla, sur l'instant, bien handicapante. Multipliant les efforts et les respirations rauques, il avança d'un rythme de plus en plus lent jusqu'à la cabine quarante-et-une et, sur le point de s'annoncer en grandes pompes comme le superviseur implacable du piège qui allait bientôt mettre un terme aux agissements du criminel, découvrit un compartiment totalement vide.

De Francine Dumonlieu il ne restait qu'un doux parfum provençal emprunt de lavande et de suaves senteurs citronnées. La banquette qu'elle occupait il y a encore quelques minutes brillait de son tissu lustré et les quelques plis à sa surface étaient les seuls témoins qui trahissaient la présence de la jeune femme durant ces dernières heures. Sans cela, on aurait pu croire que cette personne ne fut qu'un songe, doux rêve romantique fantasmé par un homme du monde qui s'est jusqu'à présent toujours refusé à reconnaître toute la souffrance que lui impose sa solitude sentimentale. La cabine était vide. De sa coiffure noire, il ne restait plus rien. De sa robe crème duveteuse, pas plus. De ses rires pétillants, que leurs souvenirs. Et du précieux cartable que Raymond Béluchard lui avait confié, il ne restait plus aucune trace non plus.

Pendant des années il avait imaginé, non sans effroi, le terrible scénario où son cartable serait menacé. Il avait alors réfléchi au comportement qu'il fallait adopter. Se battre jusqu'au sang était une optique tout-à-fait envisageable. Surtout au vu des fortes sommes qui voyageaient avec lui. Mettre sa vie en jeu n'était point irraisonné tant son argent était la pierre angulaire de son existence. Nul doute que si cette inestimable vache devait être dérobée dans son dos, il traînerait les scélérats responsables du préjudice devant la police, devant le juge et devant l'échafaud ! Certainement aurait-il alors la volonté et le plaisir d'actionner lui-même la guillotine si tant est que la peine encourue puisse être la plus sévère possible. Un violent étourdissement lui fît alors perdre l'équilibre un court instant avant que ses jambes ne se ressaisissent et ne retienne sa lourde carcasse qui manqua de tomber. Son esprit logique, souvent moqué pour ses articulations particulièrement cartésiennes et portées par la raison seule, tentait de comprendre autant que possible comment cette rencontre heureuse pouvait se conclure de manière aussi prompte et mystérieuse. Un pas après l'autre, il porta son corps dans le couloir du wagon, ses yeux fixant dans le vague comme s'il s'extirpait, au réveil, d'un mauvais rêve parmi ceux qui laissent parfois une trace sur le moral pendant des jours. Se tenant fermement à la barre de la porte, il descendit les marches avant de poser les pieds sur le bord du quai où le chef de train ainsi que deux agents de sécurité et leur chien dressé l'attendaient impatiemment.



    - Monsieur, pouvez-vous nous donner le signalement du voleur ? Questionna un grand homme vêtu d'une capeline comme en portent les gardiens de la paix. Le signalement de cet individu nous permettra de le mettre aux arrêts, même si celui-ci à déjà quitté la gare.

Raymond Béluchard avala difficilement sa salive. Réfléchissant à la question. Aux mots qu'il voulu sortir sans que sa bouche n'esquisse un seul geste.

    - Allons Monsieur, le temps presse ! Avez-vous pu constater un signalement particulier qui pourrait nous permettre de prendre ce voleur en chasse ?! Vous avez bien vu ce voleur n'est-ce pas ?!

    - Oui... Oui je l'ai vu, annonça Béluchard après s'être raclé la gorge. Je l'ai bien vu... Même. Ce voleur.

    - Alors ?! Dîtes nous vite ! Nous préviendrons le reste de l'équipe. Il ne peut pas nous échapper !

- Exactement, renchérit le chef de train. Quand nous aurons mis le grappin dessus, il paiera pour l'ensemble de ses délits ! Faites nous en le portrait le plus détaillé possible.

- Bien sûr... Je vais vous le décrire. Le voleur est... Grand, débuta Béluchard d'une voix basse et d'un ton grave. C'est un homme grand... Aux traits osseux. Avec... un nez aquilin et la mâchoire... Comment dire... La mâchoire carrée.

    - Pouvez-vous nous en dire d'avantage ? Comment est-il habillé ? Qu'elle impression fait-il ? Plutôt négligé ? Nerveux ?

    - Il est... Raymond Béluchard pris le temps de la réflexion et son esprit s'évada quelques instants. Il est bel homme. Charmant au possible. Élégant comme souvent nous ne le sommes jamais nous-mêmes. Raffiné dans ses gestes mais aussi dans ses intentions. Aussi doux qu'un poète qui coucherait sur le papier les nombreux sens qui animent et colorent son cœur. Un esprit vif et rafraîchissant, une âme du genre de celles sur lesquelles on s'attarde quand on à l'occasion d'en rencontrer.

    - Oui bah, clairement un usurpateur ce gredin là ! Il cache bien son jeu. Il mériterait cent coups de bâton pour le seul faite de paraître aussi innocent !

    - Nous partons à sa recherche tout de suite ! Avec un peu de chance cet homme n'aura pas encore quitté la gare. Vous devriez, Monsieur, déposer plainte auprès du poste de police. Il y en a un situé à cent mètre au sud d'ici. Les passants vous indiqueront le chemin si besoin.

Les trois hommes partirent alors d'un pas hâté, presque en courant, en scrutant de loin les silhouettes vacillantes se mouvant en gare comme des fantômes désarticulés pour espérer débusquer celle qui correspondrait le mieux au signalement. Raymond Béluchard, resta immobile près de la porte du train. Nul doute que Francine, si cela était réellement son prénom, était déjà bien loin. Une femme comme elle, intelligente et subtile était à n'en point douter aussi insaisissable qu'elle était désirable. Un peu comme le goût d'un merveilleux Bordeaux à la cuvée exceptionnelle. Une bouteille parfaitement unique. Incomparable. Francine Dumonlieu était un vin inestimable. Une ambroisie au goût magique dont la seule certitude est que l'on ne retrouvera plus jamais les mêmes saveurs avec un autre alcool, quand bien même on en goûterait des dizaines de milliers.

Une voleuse. Voilà donc l'envers du magnifique décor de la pièce de théâtre qui a été jouée durant le trajet. Une criminelle. Une délinquante. Une pie dont les yeux sont attirés par le brillant et le clinquant. Par l'argent et les bijoux. Peut-être même est-elle attirée également par tout le désarroi qu'elle inflige à ses victimes. Ces dernières sont-elles capables de se remettre d'un pareil préjudice ? Très certainement ! Car au final, qu'est-ce que la perte d'une écharpe de marque, d'un porte-feuille ou d'un cartable, même plein d'argent ? Autant de biens matériels parfaitement remplaçables et qui très certainement auront rapidement été oubliés par leurs propriétaires malchanceux. Il serait bien plus terrible, à tout bien y réfléchir, de perdre un doigt, un œil, un poumon ou bien le cœur. Oui, le cœur. Ce précieux organe intangible qui fait raisonner nos sentiments et bat au fil de nos émotions, nous rendant bien plus vivants que s'il se bornait à simplement pulser notre sang jusqu'aux bouts de nos doigts. Ce cœur que Raymond Béluchard n'a jamais songé à conserver aussi précieusement que son argent. Ce même cœur qu'il n'a jamais protégé des dangers extérieur, négligeant sans doute, non pas les dangers mais plutôt l'idée même qu'il avait, lui aussi, comme tout le monde, un cœur qui bat. Qu'importe la somme qui lui avait été dérobée. Ce qui lui avait été volé ce jour, c'était son cœur. Ce cœur qui avait battu pour une jeune femme éblouissante, aussi lumineuse qu'une lune en pleine pénombre et aussi chaleureuse qu'un rayon de soleil sur la peau en pleine montagne enneigée. Son cœur avait été volé et avec lui tous les sentiments mais aussi tous les espoirs d'avenir radieux qu'il avait vus naître en lui depuis ces dernières heures et assurément le changeraient à jamais.

Raymond Béluchard, sur ces ultimes vieux jours quelques honorablement longues décennies plus tard, partagea à son notaire, qui s'étouffa de voir son client, sans héritier, faire don de toute sa fortune à l'Eglise, la confidence d'avoir connu l'amour bien que n'ayant jamais été marié à aucune femme. Maître Lampion, curieux de nature, s'intéressa à en savoir d'avantage sur cet aveu, soupçonnant même l'existence d'un enfant illégitime qui ferait un héritier de dernière minutes. Mais Raymond Béluchard, de sa voix hachée ponctuée par un souffle difficile pris volontiers quelques minutes de ses derniers instants, allongé sur son lit, pour évoquer cette bien étrange aventure.



    - Vous savez cher Maître, il n'est point nécessaire d'être marié pour aimer. Il n'est pas même indispensable de vivre accompagné de la personne qui anime nos sentiments. Car lorsque l'on aime, il importe peu que notre amour soit partagé ou non. Notre amour existe et se suffit à lui-même.

    - Voyez-vous, j'ai longtemps cru que mon cœur avait été volé par une femme. Une femme merveilleuse dont je n'ai pas eu la chance d'entendre la voix joyeuse ou les traits angéliques plus de quelques heures seulement. La perdre fût une terrible blessure, une stigmate qui ne cicatrisa jamais et aura été ma compagne durant toute ma vie. J'ai souvent conclu, un peu trop hâtivement que cette femme qui avait pris mon cœur avait également brisé mon avenir, ma vie, mon âme...

    - N'est-ce pas le cas Monsieur Béluchard ? Vous semblez si attaché à elle. J'ose même imaginer que c'est pour son souvenir que vous ne vous êtes jamais marié à aucune autre. Qu'elle femme, qui n'a pas semblé bon de vous offrir un sentiment profond en réponse à votre amour visiblement si fort, mériterait qu'on lui soit fidèle de la sorte ? Elle ne semble pas avoir simplement volé votre cœur mais plutôt l'avoir piétiné sans égard.

    - Maître... De me mon cœur elle n'a rien volé. Car celui-ci était en réalité devenu plus fort que jamais. De froid avant cette rencontre, il est passé à passionné. Triste d'avoir perdu la lumière qu'il aspirait conserver à lui mais riche de sentiments que jamais il n'oublia. Car, voyez-vous cher Maître, jamais je ne pu oublier mes sentiments. Jamais je ne voulu les oublier. Cette femme a fait de moi un homme amoureux. Amoureux comme très peu d'hommes peuvent, j'en suis persuadé, prétendre l'être même si ils sont mariés depuis de nombreuses années avec celle qu'ils appellent en société leur moitié. Cette femme m'a rendu plus vivant que jamais. Elle m'a volé, certes, mais m'a offert tellement plus en retour. Ma fidélité pour elle ne fut rien de plus que mon vœu le plus cher de protéger mes sentiments pour elle comme mon bien le plus précieux. Et ce bien là, je le garde, je l'emporte dans la tombe, je ne le laisse à personne, même pas à l'Eglise.

    - Mais, Monsieur, rétorqua le notaire, n'avez-vous jamais songé à retrouver cette personne ?

    - Et pour quoi faire cher Maître ? Que peut-on espérer de plus fort que des sentiments qui nous poussent à aimer quelqu'un qui n'est point là, aussi flou qu'un court rêve nocturne, aussi vaporeux qu'un souvenir ancien, aussi irréel qu'un songe. Parfois, j'en viens même à me demander si elle a vraiment existé. Et pourtant, mes sentiments n'en sont pas moins réels.





Baz Arnkell



















La cabine quarante-et-une.



Raymond Béluchard n'était pas le genre d'homme dont le visage attirait l'attention. Solide gros gaillard de plus de cent vingt kilos, endimanché chaque jour d'un complet en velours foncé et le crâne gras hermétiquement masqué sous un haut de forme noir, cet homme aux comportements familiers, pour ne pas dire sans grand raffinement, n'en cachait pas moins une enviable réussite dans les affaires du commerce. Il était devenu en deux décennies à peine le propriétaire d'une fructueuse société d'import et de vente au détail de thés venus des contrées orientales. La Belle Époque avait vu Raymond Béluchard s'embourgeoiser et devenir au fil des ans l'une des grandes fortunes de la région lyonnaise. Une fortune dont il gardait jalousement secret tout indice qui permettrait d'en estimer la valeur exacte. À n'en point douter, craignait-il que l'on s'en prenne à ses biens, fussent-ce les plus modiques. Car pour cet homme aux traits disgracieux, un sou était un sou et un billet était, par voie de conséquence, un billet. La nature ne lui avait peut-être pas offert les meilleurs avantages physiques, mais la société, quant à elle, lui avait permis d'accéder aux rangs les plus prisés et il comptait bien profiter de ses précieuses pièces en les conservant bien à l'abri des regards à la banque ou sous le matelas et ce, jusqu'à la nuit des temps. Les thés qui ont fait sa richesse n'étaient en rien sa passion. Mais son argent, cet argent que l'on peut compter, épargner, miser, dépenser ou même renifler était bel et bien l'amour de sa vie, comblant même l'absence de toute compagne qui aurait pourtant pu partager cette existence confortable avec lui.



Alors oui, l'idée même de trouver une épouse plaisait bien à Raymond Béluchard mais sa méfiance envers les personnes qui pouvaient graviter de près ou de loin autour de son opulence dorée était bien plus forte encore. Pingre comme personne, rapiat comme jamais et généreux uniquement par les promesses, jamais par les dons, ce quarantenaire célibataire avait développé une avarice pathologique et voyait en chacun osant lui adresser la parole un voleur en puissance, prêt à lui soutirer quelques centimes par la force brute ou par subtile mendicité émotionnelle. Le riche bourgeois était paré à toute éventualité, que ce fût la menace d'une arme à feu ou l'apitoiement plaintif d'un ami de longue date en extrême difficulté financière. Jamais il ne concéderait à lâcher le moindre franc, jamais il n'accepterait d'aider son prochain, fût-il dans le besoin, et jamais il ne songerait à partager son obèse pécule personnel, même avec la plus belle femme qui soit.



Tandis que Paris célébrait l'Exposition universelle de 1889 tout autant que le centenaire de la Révolution française, Raymond Béluchard prenait, au départ de Lyon, le train en direction de Genève afin de conclure un important contrat de distribution auprès d'enseignes spécialisées en art culinaire. Comme à son habitude durant ses déplacements, il emporta avec lui une valise pourvue de quelques vêtements de rechange ainsi que de quoi assurer une toilette à peu près présentable pendant quelques jours. Ainsi qu'une serviette en cuir de vachette marron clair qui ne le quittait jamais lors de ses voyages professionnels et dont les lanières étaient fermement fixées à de belles boucles en laiton doré. Cette serviette qui ne quittait jamais ses bras cachait quelques feuilles de papier, un crayon de bois et toujours cinq cent mille francs dont l'usage était exclusivement réservé aux dépenses quelque peu luxueuses que notre homme aimait s'offrir en magnifiques hôtels lorsqu'il était en voyage parmi les grandes villes d'Europe. Cette serviette n'était pas uniquement un simple cartable rempli de billets, elle était aussi et surtout la garantie d'un séjour sans accroc qui préserverait de tout scénario imprévu. Cet argent pouvait sauver Raymond Béluchard de toutes les impasses. Changement d'hôtel, de cocher, de rasoir, de costume et pourquoi pas changement de partenaire commercial si l'envie s'en faisait ressentir. L'argent était pour lui le symbole du pouvoir absolu dès l'instant où il se montrait assez consistant, palpable et lourd dans cette toute petite serviette marron clair, dont on ne pouvait suspecter le précieux contenu. Et la somme aujourd'hui emportée pour la Suisse était certainement suffisante pour jouer les rois de bohème, ne serait-ce que quelques jours.



Le train était sur le départ. Le chef de gare venait de faire tinter sa petite cloche argentée tandis que les derniers passagers s'empressaient de monter avant que l'on ne ferme définitivement les portes. Un sifflement strident retentit avant que la lourde mécanique n'enclenche ses puissants muscles d'acier et que la locomotive n'entame un long chemin, s'enfonçant bien vite vers de larges virages épousant les flancs montagneux. Raymond Béluchard, traînant sa valise à la force du bras et serrant contre lui sa précieuse serviette en cuir de vachette, prit place dans le compartiment quarante-et-un, large cabine où deux banquettes de tissu vert foncé se faisaient face. L'une d'elles était occupée par une très belle jeune femme élégamment vêtue. Le quadragénaire obèse, suant à grosses gouttes et essuyant son front luisant d'un mouchoir déjà trempé après avoir à peine effleuré son épiderme, fit un geste amical et un sourire maladroit pour saluer cette personne de fort bel aspect. Vêtue d'une robe crème dont les fines dentelles ressemblaient à de petites fleurs de coton duveteux, elle avait de magnifiques cheveux noir d'encre si foncés que son chapeau crème semblait par contraste immaculé d'un blanc neige des plus purs. Raymond Béluchard ne put s'empêcher de dévisager cette personne qui, manifestement bien plus au fait des conduites de politesse, n'avait pas jugé bon de dévisager son voisin de cabine en retour de ses regards insistants. Il la dévisageait, oui. Et c'est peu dire. Des femmes, il en croisait souvent. Des petites, des grandes, des idiotes aussi, parfois des intellectuelles, des rigolotes, des assommantes très régulièrement, des toutes fines, des moins fines, voire même des spécimens de taille bovine. Mais jamais, de mémoire, il ne lui sembla avoir déjà croisé une femme aux allures aussi divines. Une personne au regard concentré, les yeux rivés sur un petit ouvrage aux pages légères comme les femmes aiment en lire afin de tuer le temps de manière parfaitement raffinée. Une dame à l'esthétisme mondain et distingué, telles qu'on ose rarement les déranger lorsqu'elles paraissent l'esprit absorbé par quelques loisirs cérébraux qui souvent leur imposent des postures sérieuses qui les rendent encore plus belles et fascinantes. Raymond Béluchard ne pouvait plus décrocher son regard de cette femme aussi merveilleuse que la muse d'un tableau printanier de Claude Monet. Ses pensées se résumaient désormais à trouver des mots élégants qui lui permettraient d'entamer une conversation aux contours les plus naturels possibles avec cette charmante personne.


— Belle journée, n'est-ce pas ? Lança Raymond Béluchard sans prendre grand soin d'observer par la fenêtre les nuages sombres qui menaçaient les couleurs vives du paysage. Sans détourner les yeux de son livre, esquissant un geste épuré de la main pour en tourner une page, la voyageuse rétorqua d'une voix affirmée : « Il me semble pourtant que ces nuages annoncent un orage violent. »

Ah oui ! Tout à fait, oui… Un orage des plus violents ! Parfaitement… Mais il faisait beau juste avant, tenta de s'expliquer très maladroitement notre homme. Et sinon, euh… Madame… Vous allez jusqu'à Genève vous aussi ?

  • Oui monsieur, je descends à Genève également, répondit-elle d'un ton sec, sans doute trouvait-elle la question un tantinet indiscrète.

La jeune femme n'était, selon toute vraisemblance, pas le genre à se laisser importuner par le premier venu. Une qualité qui se faisait de plus en plus rare aux yeux de l'homme d'affaires qui, à l'approche de la gente féminine, avait pour habitude de voir les mondaines tournoyer autour de lui comme les moustiques autour de la flamme d'un lampadaire public. D'ordinaire ces dernières l'approchent sans grande précaution, avec une séduction grotesque et bien trop prompte pour être sincère. Dans l'unique objectif de vampiriser le célibataire de ses précieuses richesses, certainement. Mais cette beauté, assise les jambes croisées sous une robe enveloppante qui ne laisse strictement rien voir si ce n'est la perspective fantasmée d'une silhouette renversante, n'était en rien l'un de ces multiples insectes de nuit attirés par le brillant et le clinquant. Non. Raymond Béluchard en était sûr ! Cette jeune femme était une perle. Une perle rare comme celles que l'on trouve nichées entre les coquilles nacrées d'une Saint-Jacques exotique. Un ange, une divine dont il lui tardait de connaître le petit nom.


— Je m'appelle… Raymond, balbutia-t-il en tamponnant son front gras dans l'urgence avant que celui-ci ne ruisselle jusqu'aux naseaux.

La voyageuse, jambes croisées et effectuant un mouvement de balancier continu de sa jambe gauche comme le font les enfants déconcentrés sur les bancs de l'école, esquissa un regard vers son interlocuteur.

Francine. Francine Dumonlieu. Je vous souhaite de faire un agréable trajet, continua-t-elle, un sourire plissé en coin de lèvres, même si ces menaçants nuages se dirigent, d'après le bulletin météorologique qui était affiché en gare, dans la direction de Genève.

Oh vraiment ?! Lança Béluchard, incapable de trouver ici une répartie suffisamment intelligente pour rebondir sur le sujet. Après un silence de quelques longues secondes, il continua.

Vous êtes fort charmante, Madame, et je ne voudrais pas que la pluie vous incommode une fois arrivée en Suisse. Peut-être me laisserez-vous commander une voiture pour assurer votre déplacement ?

C'est si aimable, dit-elle d'une voix plus adoucie, il est vrai que je n'ai songé à emporter un parapluie avec moi. Je ne reste certes pas longtemps avant de revenir à Lyon mais j'aimerais éviter que la pluie ne me retienne en gare de Genève trop longtemps. Je rends visite à ma sœur une fois tous les six mois pour une journée seulement. Je n'avais pas prévu qu'elle m'assure l'hospitalité en cas d'organisation bousculée par les intempéries.

Fort bien, je vous assure que c'est un plaisir pour moi de…



Tandis que Raymond Béluchard préparait une roulade qui mettrait son personnage en valeur, le chef de train, dont la voix raisonnait déjà dans le couloir, fit une entrée soudaine en cabine quarante-et-un.


— Excusez-moi de vous importuner, M'ssieurs Dames, je vous rappelle que notre ligne fait régulièrement l'objet de vols de pickpockets sans état d'âme. Voilà une dizaine de semaines qu'un mystérieux voleur opère dans nos wagons au nez et à la barbe des forces de police. Et le gaillard peut se vanter de collectionner près d'une centaine de larcins si l'on en croit le nombre de plaintes qui ont été déposées. Je vais moi-même finir par imaginer qu'il est une ombre insaisissable, ce phénomène-là. Un véritable fantôme. Aussi je vous suggère, chers passagers, comme je le fais avec les autres usagers, de rester des plus vigilants avec vos affaires personnelles.

À ces mots, à cet avertissement qui raisonna dans la tête de Raymond Béluchard comme un coup de semonce, il serra instinctivement sa serviette de cuir marron qui ne l'avait pas quitté depuis le départ. L'alerte sonnée par le chef de train et la simple idée que son argent, pourtant caché dans ce cartable, puisse être découvert et emporté l'avaient rapidement fait revenir à des pensées plus dramatiques. Sans même s'en rendre compte, il serra fort sa serviette et transpira de plus belle à gouttes épaisses. Pris en tenaille entre une réaction de défense qui lui semblait parfaitement légitime et un comportement d'extrême avarice qu'il espérait passer inaperçu devant la belle à la robe crème, il plissa les yeux et observa cette dernière, cherchant des mots assez convaincants pour expliquer son sursaut ridicule.

Mais la jeune femme respirait mal. Presque suffocante, elle avait lâché son livre, le laissant tomber au sol et posant la main sur sa poitrine. Les yeux hagards, ses pensées semblaient subitement devenir sombres et insondables. Le souffle coupé, les yeux écarquillés, n'osant bouger la tête, Béluchard tourna les yeux de quelques degrés pour examiner la voyageuse. Belle comme un ange fragile, elle était encore plus craquante avec cette expression terrorisée. La pauvre donnait le sentiment d'avoir vu le diable ou, tout du moins, de se préparer à le rencontrer. Elle avait peur, elle était tétanisée. Elle ressemblait à une princesse sans défense, comme celles qui tombent dans les bras d'un brave chevalier capable de les protéger.
Raymond Béluchard voyait son esprit se galvaniser au fur et à mesure qu'il considérait l'état d'anxiété de la jeune femme.


— Le… Le chef de train vous a fait peur avec ces histoires de vols ?

  • Oui… Oui un peu, répondit-elle, la main toujours posée sur le haut de son thorax.
    — Mais non, ne craignez rien voyons. Ai-je l'air de m'en faire moi ? Hein ? Et puis je ne vois pas comment un énergumène malintentionné pourrait vous faire quoi que ce soit en ma présence. J'en ai maté des coriaces, croyez-moi ! Et puis, continua-t-il sur un ton gêné, je n'ai de toute manière absolument rien à voler. Enfin ! Bien sûr, j'ai de précieux biens ! Oh ça oui, je ne suis pas dans le besoin, Madame, sachez bien. Mais… je… je n'ai rien ici de valeur… C'est cela. Je n'ai rien ici de valeur. Qu'on se le dise.
    — Mais moi… si. Rétorqua-t-elle à voix basse et les yeux mi-clos.

Ah bon ? Lança Béluchard, dont la curiosité se voyait piquée au vif. Vous n'avez pourtant aucun bagage avec vous.

J'ai ceci, répondit-elle en glissant sa main dans le col intérieur de sa robe à hauteur du thorax et en extirpant un gros pendentif doré de forme ronde. Un magnifique bijou parmi ceux que l'on offre aux épouses comblées quand on est soi-même un mari doté d'une très belle situation.



Je tiens énormément à ce pendentif. C'est le seul souvenir qu'il me reste de mes grands-parents qui se sont très bien occupés de nous lorsque nous étions enfants avec ma sœur. Ils ont été présents quand nos parents devaient s'absenter longuement pour parcourir la France entière durant les missions administratives de mon père. Et… Oh, je ne sais pas pourquoi je vous ennuie autant à vous raconter tout cela.


— Faites, Madame, je vous en prie, vous ne m'ennuyez pas le moins du monde. Mon oreille vous est parfaitement attentive, je vous l'assure.

Nos parents ont péri durant une croisière à la suite d'une terrible avarie. Nous étions toutes deux encore si jeunes, ma sœur et moi. Nos grands-parents se sont occupés de nous avec autant d'amour et d'attention que nos parents ont pu le faire jusqu'alors. Quelques années plus tard, accusant leur grand âge, ils ont malheureusement disparu également.

La jeune femme empoigna de plus belle le pendentif à la brillance éclatante. Et, sous le coup d'une vive émotion, se laissa à verser quelques larmes sur son visage empreint malgré la peine d'une dignité exemplaire.


— Il me serait terrible qu'un voleur dénué de tout scrupule ne s'empare du souvenir de mes grands-parents, hurla-t-elle dans la petite cabine, les yeux mouillés et ciblant Raymond Béluchard, touché de tout son être par cette adorable personne douée d'une sensibilité émouvante tout autant que d'une force de caractère saisissante.



Il n'en fallait pas plus pour que notre homme au cœur tendre ne se voie en quelques instants électrisé par une force mystérieuse. Si la nature n'avait pas gâté les traits de la famille Béluchard, y compris ceux du petit dernier d'une fratrie nombreuse, une belle innocente meurtrie par les blessures de la vie et le visage stigmatisé par des larmes chaudes, pouvait-elle animer chez lui une âme chevaleresque à la noblesse inattendue ? Raymond Béluchard bomba le torse et affirma avec force et conviction :


— Nul coquin ne saurait vous atteindre tant que je serai à vos côtés ! Je l'attends moi ce vil énergumène. Qu'il vienne à moi, il goûtera à mes souliers avant de finir jeté par la fenêtre de ce compartiment. Vous pouvez en être certaine, Madame !
— Je… Je vous remercie, répondit-elle la voix calme et essuyant ses yeux du bout des doigts. Je me vois navrée de me présenter à vous aussi pleurnicharde.
— Allons, ne vous sentez pas honteuse. Il est parfaitement normal qu'un homme éduqué porte aide à une jeune femme telle que vous.



Les deux voyageurs reprirent place sur leurs banquettes respectives. Alimentant une longue conversation marquée par quelques éclats de rire et par de tendres réflexions personnelles portées sur l'existence et ses incalculables mystères. Francine Dumonlieu ne quittait plus son sourire angélique, illuminant la cabine toute entière et faisant raisonner sa voix au timbre spontané et attachant. Par la fenêtre défilait un paysage de plus en plus assombri par des cumulus orageux aux teintes encrées, mais ces deux personnes étaient devenues désormais parfaitement hermétiques aux aléas extérieurs, tant elles étaient absorbées par la découverte de l'autre. Béluchard se découvrait un talent oratoire assez délicat pour attirer la curiosité d'une perle rare, aussi belle que sagace. Fier de ses mots et de l'éclat vif que ces derniers suscitaient sur le visage de la jeune femme, il osait même imaginer secrètement avoir toute l'audace nécessaire pour demander à Francine Dumonlieu si elle habitait Lyon et à quelle adresse précisément. S'il trouvait le courage de découvrir de tels détails, il verrait certainement s'ouvrir alors la perspective de la revoir bien au-delà de ce trajet en train. Dans le cas contraire, il serait contraint de la regarder quitter le quai en gare de Genève sans espérer croiser de nouveau ses magnifiques yeux ou sa voluptueuse crinière d'ébène.


— Et donc ? Cher Raymond, la suite je vous prie. Que vous a dit votre oncle lorsque vous lui avez apporté cette douzaine d'huîtres ?

Ah oui ! Excusez-moi, j'étais perdu dans mes pensées. Mon oncle m'a regardé d'un air surpris et m'a dit : « Mais Raymond, où as-tu réussi à trouver des huîtres en pleine campagne ? »

Oh Seigneur, c'est tellement drôle ! Vous allez me faire éclater de rire !
D'histoires d'huîtres aux histoires de forêts vierges en passant par des anecdotes de thés d'Extrême-Orient, Raymond Béluchard captait toute l'attention de cette femme. Il s'en voyait si fier et si dynamisé qu'il se surprit même à laisser sa si précieuse serviette de côté, loin de ses gros bras épais qui si souvent enclavaient la vache avec une sécurité maladive.

Dehors, le ciel grondait et l'obscurité ambiante s'épaississait comme la fumée d'un incendie. Le train continuait sa longue route dans les méandres alpins tandis que la pluie frappait la tôle métallique en un million de claquements incessants. Les vitres s'étaient parées de serpentins aux formes allongées que les gouttes d'eau formaient une fois soufflées par la vitesse. Régulièrement quelques secousses invitaient d'elles-mêmes les usagers à rester sagement assis, tant se lever pour déambuler dans le couloir semblait tenir de l'alpinisme.

Le chef de train arrêta les roues de sa desserte à l'entrée du compartiment quarante-et-un.


— M'sieurs, Dames, café, thé, eau minérale, biscuits au beurre, petits pains aux céréales ?

Béluchard, ramené à la réalité par cette intervention soudaine, attrapa par réflexe sa serviette pour la serrer fort entre ses bras. Il regarda le chef de train d'un air accusateur, lui reprochant sans en dire mot d'avoir bien maladroitement coupé net les instants idylliques qu'il entretenait avec sa compagne de cabine. D'un geste de la main, il fit comprendre qu'il ne comptait pas manger quoi que ce soit. Le chef questionna la jeune femme du regard et elle apporta elle aussi une réponse négative tout en souriant courtoisement. Une fois le responsable du train parti, elle osa à demi-mot aborder un sujet qu'elle pressentait des plus délicats.


— Excusez-moi, monsieur, si ma curiosité peut sembler déplacée et cavalière, mais j'ai eu le sentiment, en observant votre comportement à la venue de cet homme, que vous étiez soucieux et méfiant à son égard. À dire vrai, je ne saurais dire si c'est cet individu qui aura heurté votre esprit ou plus largement la venue d'une tierce personne pour que vous chérissiez plus que de raison ce cartable qui vous semble particulièrement précieux.



Raymond Béluchard, piqué au vif par cette interrogation ciblée qui avait parfaitement su démasquer les symptômes maladifs de son avarice, prit un temps de silence avant de bredouiller une réponse maladroite. Réponse hésitante et sensible dont les mots n'étaient plus dictés par la raison et les calculs mais par le cœur et les sentiments.

  • Madame, ce cartable m'accompagne lors de chacun de mes déplacements. Et si je semble lui accorder, comme vous l'avez habilement observé, une grande importance, c'est parce qu'il représente d'une certaine manière l'ensemble de ma réussite sociale. J'ose vous le dire, ma chère, j'ai réussi dans les affaires alors qu'un temps mes amis et ma famille se raillaient de moi. Je me suis construit seul, j'ai gagné seul, j'ai réussi tout aussi seul. Ce petit cartable que j'ai un jour acheté pour quelques pièces à peine est devenu un compagnon de route, le seul en qui il me semble pouvoir faire confiance et le seul auquel je puis confier mon argent. À tel point que ce vulgaire objet de cuir, sans grande valeur ni grand esthétisme, est devenu, sans que je m'en rende véritablement compte, un bien sentimental qu'il me peinerait de perdre. C'est à lui et à lui seul que je confie lors de mes voyages l'argent qui me sert à assurer mes besoins journaliers. Si j'ai pu vous paraître quelque peu anxieux vis-à-vis de mon cartable, c'est parce qu'il porte une forte somme d'argent. Et, je vous l'avoue un peu honteusement, j'ai régulièrement la hantise qu'on me le vole, lui et son contenu.

    Ce n'est en rien honteux, voyons ! Répondit-elle avec une spontanéité rare et un sourire enjoué. Je vous envie presque car vous semblez bien plus fort et serein avec votre cartable que moi avec mon pendentif. Parfois, avec ce dernier, je me sens piégée.
    — Moi aussi je me sens piégé, figurez-vous ! Comme je vous comprends. J'ai si souvent le sentiment que ce cartable contrôle mes faits et gestes que je me compare parfois à un patient dont le médecin aurait prescrit un régime alimentaire des plus stricts. Je porte ce cartable, certes, mais il m'empêche souvent de pratiquer les lieux publics très fréquentés de peur qu'on ne me le vole. En montant dans ce train, j'avais même espéré être seul en cabine afin de ne point me soucier d'un passager aux mains baladeuses sur ma précieuse vache. Imaginez ça ! Si le Bon Dieu m'avait écouté, j'aurais voyagé seul sans avoir pu vous rencontrer et échanger avec vous.
    — Nous pouvons le dire, cher Raymond, nous sommes deux malades compulsifs, manipulés par des objets pourtant parfaitement inanimés. La situation est en réalité parfaitement risible quand on y pense.

À cet instant, Raymond Béluchard sentit un poids se retirer de son cœur. Oui, effectivement, quand on y pense, la situation était risible. Se laisser mener par le bout du nez par une sacoche en cuir. Cette jeune femme, belle et authentique, n'était pas uniquement un charme né, mais elle était également douée d'un regard merveilleusement réfléchi sur la vie. L'homme d'affaires le sentait en lui, cette personne assise sur la banquette d'en face était de celles dont la valeur est inestimable. Pour la toute première fois, il avait trouvé un sujet de désir que sa fortune toute entière ne suffirait à acheter.



Béluchard devait puiser en lui-même les ressources nécessaires pour exprimer tout son intérêt pour Francine Dumonlieu. Un intérêt ? Non. Un amour plutôt. Mais le mot était sans doute un peu trop fort pour être divulgué si rapidement alors que ces deux personnes ne se connaissaient que depuis deux heures de trajet à peine. Il fallait pourtant à tout prix faire comprendre à cette merveilleuse femme quels nobles sentiments naissants il ressentait pour elle à présent. Et le faire avant que le train ne freine en gare de Genève ! C'était décidé, il réussirait à prendre son courage à deux mains et il oserait faire le premier pas. Le contraire ne lui apporterait que d'éternels regrets. Réajustant sa chemise qui baillait hors de son pantalon et essuyant discrètement son front, il s'apprêta à entamer quelques roulades quand le chef de train passa dans le couloir en faisant tinter sa cloche de laiton.


— Nous arrivons bientôt en gare de Bourg-en-Bresse ! Bourg-en-Bresse, arrêt de deux minutes. Bourg-en-Bresse, dernier arrêt avant notre terminus à Genève. Bourg-en-Bresse !
— Oh ! Fit la jeune femme, c'est vrai que le train me semblait ralentir. Je vais profiter que le train s'immobilise quelques minutes pour aller aux toilettes.
— Ah ! Bien entendu, oui ! S'exprima Béluchard, dont l'élan romantique se voyait ici remis à plus tard.



Dans un crissement métallique, la locomotive fumante serra les rails et ralentit jusqu'à l'arrêt total en quai de gare de Bourg-en-Bresse. Francine Dumonlieu s'absenta quelques instants durant lesquels Raymond Béluchard répéta dans sa tête l'entame d'un monologue édulcoré qui se devait de faire mouche auprès de la belle passagère à son retour. Mais alors qu'il se dictait à voix basse les mots les plus impactants pour paraître romantique, un cri retentit dans tout le wagon. Le gros homme d'affaires se leva d'un bond tandis que la jeune femme courait jusqu'à la cabine, essoufflée et totalement affolée.


— Que se passe-t-il ma chère ! On dirait que vous avez vu le diable !

- On a... On a essayé de me voler mon pendentif alors que je sortais des toilettes ! Un homme… A voulu me l'arracher de force !

Comment ?! Vous avez pu l'en empêcher ? A-t-il réussi son larcin ?

Dieu merci j'ai eu la présence d'esprit de reculer, de me défendre de mes mains et de hurler. J'ai immédiatement couru pour vous rejoindre.

Ah le scélérat ! Je suis certain qu'il s'agit de ce satané voleur de poches qui sévit sur cette ligne depuis des mois. Si j'attrape ce bandit ! (Béluchard bomba le torse pour se donner un air encore plus héroïque). Si je l'attrape, je vais lui faire regretter de s'attaquer aux jeunes femmes sans défense. Ce maudit sauvage, ce barbare, cette espèce de pisse-froid !

J'ai si peur ! Je suis certaine qu'il est resté dans le couloir, attendant que je sorte pour mieux me dérober mon pendentif !

Oh que non, ma chère ! Vous allez voir, je m'en vais lui sonner les cloches à ce sale type.

L'homme d'affaires, devenu depuis quelques secondes le plus vaillant des chevaliers servants, prit les deux mains de Francine Dumonlieu et les serra contre les siennes. Leurs regards échangés étaient intenses, la jeune femme, émue, se mit à pleurer à chaudes larmes alors que son sourire plein d'espoir et de gratitude continuait à illuminer son visage malgré la peur et le choc causés par cette agression. Puis Raymond Béluchard sortit de la cabine quarante-et-un pour prendre en chasse le criminel.



Ce dernier n'était pas resté à proximité immédiate de la cabine, il n'y avait personne. Mais il fallait néanmoins rester sur ses gardes. Qui sait quelles diableries infâmes un tel homme peu scrupuleux pourrait imaginer pour s'enfuir. Si le côté gauche du couloir menait à la porte du wagon et par conséquent à une partie extérieure du train, le côté droit, lui, circulait vers d'autres cabines. Il s'agissait donc de poursuivre dans cette direction vers le compartiment quarante-deux. Compartiment dans lequel deux dames âgées se faisaient la conversation.


— Excusez-moi mesdames, n'auriez-vous pas vu passer un homme au comportement étrange et pressé ?

Ah non. Mais nous avons entendu une femme crier. Que s'est-il passé ?



Béluchard quitta sans répondre le compartiment en direction du suivant où trois hommes jouaient aux cartes.


— Messieurs ! Je cherche un homme qui se serait peut-être assis parmi vous depuis peu !
— Avec nous ? Nous jouons à la Belote depuis plus de deux heures. Je ne sais pas qui vous cherchez mais votre homme n'est pas ici.



Béluchard courra sans donner plus d'explication vers la cabine suivante et apostropha, le souffle court, les deux couples qui observaient par la baie vitrée les passagers allant et venant sur le quai. Mais il n'eut que réponse négative. On n'avait point vu de personnage suspect par ici non plus. À tel point qu'il lui semblait de plus en plus probable que le criminel ait choisi de quitter le train plutôt que de se mélanger aux usagers innocents.

En s'éloignant de la cabine quarante-quatre, Raymond Béluchard croisa le chef de train qui s'apprêtait à faire tinter sa cloche pour annoncer le départ.


— Monsieur, vous voudrez bien rejoindre votre banquette je vous prie si vous ne descendez pas à Bourg-en-Bresse car nous allons repartir dans quelques instants.
— Stoppez le train, je vous en conjure ! C'est un cas de force majeure !

Stopper le train ?! Mais enfin Monsieur, ce n'est pas sérieux, que se passe-t-il ?

Il se passe que votre voleur à la tire se trouve ici, dans ce train ! Et ce barbare s'en est pris à une pauvre femme sans défense ! Celui-là même qui sévit sur votre ligne et rend vos trajets aussi dangereux qu'un front de guerre. Sans doute ce rat a-t-il préféré s'enfuir en gare comme je le pressens. Ce train ne doit pas repartir et vous devez immédiatement prévenir les forces de l'ordre.

Bon sang ! Je vais de ce pas prévenir les agents en poste dans cette gare. Avez-vous un signalement afin que je puisse aider à sa capture ?

Oui ! Je pourrai faire une description précise de ce mécréant auprès de ces agents, annonça Béluchard, qui comptait retransmettre les traits et les vêtements de cet homme après en avoir pris connaissance auprès de Francine Dumonlieu qu'il s'apprêtait désormais à rejoindre à la hâte.



Il prit quelques instants pour poser la main sur une paroi du couloir et reprendre son souffle. Accusant une surcharge pondérale qui lui sembla, sur l'instant, bien handicapante. Multipliant les efforts et les respirations rauques, il avança d'un rythme de plus en plus lent jusqu'à la cabine quarante-et-une et, sur le point de s'annoncer en grandes pompes comme le superviseur implacable du piège qui allait bientôt mettre un terme aux agissements du criminel, découvrit un compartiment totalement vide.

De Francine Dumonlieu il ne restait qu'un doux parfum provençal empreint de lavande et de suaves senteurs citronnées. La banquette qu'elle occupait il y a encore quelques minutes brillait de son tissu lustré et les quelques plis à sa surface étaient les seuls témoins qui trahissaient la présence de la jeune femme durant ces dernières heures. Sans cela, on aurait pu croire que cette personne ne fut qu'un songe, doux rêve romantique fantasmé par un homme du monde qui s'est jusqu'à présent toujours refusé à reconnaître toute la souffrance que lui impose sa solitude sentimentale. La cabine était vide. De sa coiffure noire, il ne restait plus rien. De sa robe crème duveteuse, pas plus. De ses rires pétillants, que leurs souvenirs. Et du précieux cartable que Raymond Béluchard lui avait confié, il ne restait plus aucune trace non plus.

Pendant des années, il avait imaginé, non sans effroi, le terrible scénario où son cartable serait menacé. Il avait alors réfléchi au comportement qu'il fallait adopter. Se battre jusqu'au sang était une optique tout à fait envisageable. Surtout au vu des fortes sommes qui voyageaient avec lui. Mettre sa vie en jeu n'était point irraisonné tant son argent était la pierre angulaire de son existence. Nul doute que si cette inestimable vache devait être dérobée dans son dos, il traînerait les scélérats responsables du préjudice devant la police, devant le juge et devant l'échafaud ! Certainement aurait-il alors la volonté et le plaisir d'actionner lui-même la guillotine si tant est que la peine encourue puisse être la plus sévère possible. Un violent étourdissement lui fit alors perdre l'équilibre un court instant avant que ses jambes ne se ressaisissent et ne retiennent sa lourde carcasse qui manqua de tomber. Son esprit logique, souvent moqué pour ses articulations particulièrement cartésiennes et portées par la raison seule, tentait de comprendre autant que possible comment cette rencontre heureuse pouvait se conclure de manière aussi prompte et mystérieuse. Un pas après l'autre, il porta son corps dans le couloir du wagon, ses yeux fixant dans le vague comme s'il s'extirpait, au réveil, d'un mauvais rêve parmi ceux qui laissent parfois une trace sur le moral pendant des jours. Se tenant fermement à la barre de la porte, il descendit les marches avant de poser les pieds sur le bord du quai où le chef de train ainsi que deux agents de sécurité et leur chien dressé l'attendaient impatiemment.



  • Monsieur, pouvez-vous nous donner le signalement du voleur ? questionna un grand homme vêtu d'une capeline comme en portent les gardiens de la paix. Le signalement de cet individu nous permettra de le mettre aux arrêts, même si celui-ci a déjà quitté la gare.

Raymond Béluchard avala difficilement sa salive. Réfléchissant à la question. Aux mots qu'il voulut sortir sans que sa bouche n'esquisse un seul geste.

  • Allons Monsieur, le temps presse ! Avez-vous pu constater un signalement particulier qui pourrait nous permettre de prendre ce voleur en chasse ?! Vous avez bien vu ce voleur, n'est-ce pas ?!

    - Oui... Oui je l'ai vu, annonça Béluchard après s'être raclé la gorge. Je l'ai bien vu… Même. Ce voleur.

    Alors ?! Dites-nous vite ! Nous préviendrons le reste de l'équipe. Il ne peut pas nous échapper !

Exactement, renchérit le chef de train. Quand nous aurons mis le grappin dessus, il paiera pour l'ensemble de ses délits ! Faites-nous en le portrait le plus détaillé possible.

Bien sûr… Je vais vous le décrire. Le voleur est… grand, débuta Béluchard d'une voix basse et d'un ton grave. C'est un homme grand… Aux traits osseux. Avec… un nez aquilin et la mâchoire… Comment dire… La mâchoire carrée.

  • Pouvez-vous nous en dire davantage ? Comment est-il habillé ? Qu'elle impression fait-il ? Plutôt négligé ? Nerveux ?

    - Il est... Raymond Béluchard prit le temps de la réflexion et son esprit s'évada quelques instants. Il est bel homme. Charmant au possible. Élégant comme souvent nous ne le sommes jamais nous-mêmes. Raffiné dans ses gestes mais aussi dans ses intentions. Aussi doux qu'un poète qui coucherait sur le papier les nombreux sens qui animent et colorent son cœur. Un esprit vif et rafraîchissant, une âme du genre de celles sur lesquelles on s'attarde quand on a l'occasion d'en rencontrer.

    Oui bah, clairement un usurpateur ce gredin là ! Il cache bien son jeu. Il mériterait cent coups de bâton pour le seul fait de paraître aussi innocent !

    Nous partons à sa recherche tout de suite ! Avec un peu de chance cet homme n'aura pas encore quitté la gare. Vous devriez, Monsieur, déposer plainte auprès du poste de police. Il y en a un situé à cent mètres au sud d'ici. Les passants vous indiqueront le chemin si besoin.

Les trois hommes partirent alors d'un pas hâté, presque en courant, en scrutant de loin les silhouettes vacillantes se mouvant en gare comme des fantômes désarticulés pour espérer débusquer celle qui correspondrait le mieux au signalement. Raymond Béluchard resta immobile près de la porte du train. Nul doute que Francine, si cela était réellement son prénom, était déjà bien loin. Une femme comme elle, intelligente et subtile, était à n'en point douter aussi insaisissable qu'elle était désirable. Un peu comme le goût d'un merveilleux Bordeaux à la cuvée exceptionnelle. Une bouteille parfaitement unique. Incomparable. Francine Dumonlieu était un vin inestimable. Une ambroisie au goût magique dont la seule certitude est que l'on ne retrouvera plus jamais les mêmes saveurs avec un autre alcool, quand bien même on en goûterait des dizaines de milliers.

Une voleuse. Voilà donc l'envers du magnifique décor de la pièce de théâtre qui a été jouée durant le trajet. Une criminelle. Une délinquante. Une pie dont les yeux sont attirés par le brillant et le clinquant. Par l'argent et les bijoux. Peut-être même est-elle attirée également par tout le désarroi qu'elle inflige à ses victimes. Ces dernières sont-elles capables de se remettre d'un pareil préjudice ? Très certainement ! Car au final, qu'est-ce que la perte d'une écharpe de marque, d'un porte-feuille ou d'un cartable, même plein d'argent ? Autant de biens matériels parfaitement remplaçables et qui très certainement auront rapidement été oubliés par leurs propriétaires malchanceux. Il serait bien plus terrible, à tout bien y réfléchir, de perdre un doigt, un œil, un poumon ou bien le cœur. Oui, le cœur. Ce précieux organe intangible qui fait raisonner nos sentiments et bat au fil de nos émotions, nous rendant bien plus vivants que s'il se bornait à simplement pulser notre sang jusqu'aux bouts de nos doigts. Ce cœur que Raymond Béluchard n'a jamais songé à conserver aussi précieusement que son argent. Ce même cœur qu'il n'a jamais protégé des dangers extérieurs, négligeant sans doute, non pas les dangers, mais plutôt l'idée même qu'il avait, lui aussi, comme tout le monde, un cœur qui bat. Qu'importe la somme qui lui avait été dérobée. Ce qui lui avait été volé ce jour, c'était son cœur. Ce cœur qui avait battu pour une jeune femme éblouissante, aussi lumineuse qu'une lune en pleine pénombre et aussi chaleureuse qu'un rayon de soleil sur la peau en pleine montagne enneigée. Son cœur avait été volé et avec lui tous les sentiments mais aussi tous les espoirs d'avenir radieux qu'il avait vus naître en lui depuis ces dernières heures et qui assurément le changeraient à jamais.

Raymond Béluchard, sur ses ultimes vieux jours quelques honorablement longues décennies plus tard, partagea à son notaire, qui s'étouffa de voir son client, sans héritier, faire don de toute sa fortune à l'Église, la confidence d'avoir connu l'amour bien qu'il n'ait jamais été marié à aucune femme. Maître Lampion, curieux de nature, s'intéressa à en savoir d'avantage sur cet aveu, soupçonnant même l'existence d'un enfant illégitime qui ferait un héritier de dernière minute. Mais Raymond Béluchard, de sa voix hachée ponctuée par un souffle difficile, prend volontiers quelques minutes de ses derniers instants, allongé sur son lit, pour évoquer cette bien étrange aventure.



  • Vous savez, Maître, il n'est point nécessaire d'être marié pour aimer. Il n'est pas même indispensable de vivre accompagné de la personne qui anime nos sentiments. Car lorsque l'on aime, il importe peu que notre amour soit partagé ou non. Notre amour existe et se suffit à lui-même.

    Voyez-vous, j'ai longtemps cru que mon cœur avait été volé par une femme. Une femme merveilleuse dont je n'ai pas eu la chance d'entendre la voix joyeuse ou les traits angéliques plus de quelques heures seulement. La perdre fut une terrible blessure, une stigmate qui ne cicatrisa jamais et aura été ma compagne durant toute ma vie. J'ai souvent conclu, un peu trop hâtivement, que cette femme qui avait pris mon cœur avait également brisé mon avenir, ma vie, mon âme…

    N'est-ce pas le cas, monsieur Béluchard ? Vous semblez si attaché à elle. J'ose même imaginer que c'est pour son souvenir que vous ne vous êtes jamais marié à aucune autre. Qu'elle femme, qui n'a pas semblé digne de vous offrir un sentiment profond en réponse à votre amour visiblement si fort, mériterait qu'on lui soit fidèle de la sorte ? Elle ne semble pas avoir simplement volé votre cœur, mais plutôt l'avoir piétiné sans égard.

    - Maître... De mon cœur, elle n'a rien volé. Car celui-ci était en réalité devenu plus fort que jamais. De froid avant cette rencontre, il est passé à passionné. Triste d'avoir perdu la lumière qu'il aspirait à conserver pour lui mais riche de sentiments qu'il n'oubliera jamais. Car, voyez-vous, cher Maître, jamais je ne pus oublier mes sentiments. Jamais je ne voulus les oublier. Cette femme a fait de moi un homme amoureux. Amoureux comme très peu d'hommes peuvent, j'en suis persuadé, prétendre l'être même s'ils sont mariés depuis de nombreuses années avec celle qu'ils appellent en société leur moitié. Cette femme m'a rendu plus vivant que jamais. Elle m'a volé, certes, mais m'a offert tellement plus en retour. Ma fidélité pour elle ne fut rien de plus que mon vœu le plus cher de protéger mes sentiments pour elle comme mon bien le plus précieux. Et ce bien-là, je le garde, je l'emporte dans la tombe, je ne le laisse à personne, même pas à l'Église.

    Mais, Monsieur, rétorqua le notaire, n'avez-vous jamais songé à retrouver cette personne ?

    Et pour quoi faire, cher Maître ? Que peut-on espérer de plus fort que des sentiments qui nous poussent à aimer quelqu'un qui n'est point là, aussi flou qu'un court rêve nocturne, aussi vaporeux qu'un souvenir ancien, aussi irréel qu'un songe. Parfois, j'en viens même à me demander si elle a vraiment existé. Et pourtant, mes sentiments n'en sont pas moins réels.





Baz Arnkell