Don de crypto vision

 

Le don de voir l'invisible


      Dans le monde de l'étrange les témoins qui relatent les expériences fantastiques qu'ils ont pu vivre par la seule voie orale sont tout aussi bien reçus comme des privilégiés que jugés comme des colporteurs de ragots fumeux. Dans ce même monde les témoins qui auraient en revanche l'opportunité d'étayer leurs dires par des clichés photographiques sont invités tels les princes de contrées éloignées à venir conter leurs aventures merveilleuses sous les regards émerveillés et les oreilles tendues des curieux qui ne sauraient satisfaire leur soif de connaissance et leur appétence pour l'irrationnel et le fantasque, puissant stimulant cardiaque si tenté que votre palpitant est bien accroché.

Curieuse parmi les curieux, Lady Pelford avait pour habitude au tout début du 20ème siècle de percevoir ce que les autres ne savaient voir. Elle nourrissait ainsi, disait elle, une capacité étonnante lui accordant une vision au-delà de la réalité et capable par exemple de deviner la présence, au sein du parc privé de sa grande propriété en banlieue de Bristol, d'un serpent géant que ni les jardiniers ni le personnel à son service n'auront pu recenser de près ou de loin. Son étrange pouvoir lui permettait également de mettre au jour dans le quartier de bien surprenants chiens bicéphales pourvus également de deux queues. Dont l'un d'eux aurait même pénétré la demeure pour y voler en cuisine la carcasse d'une poule fraîchement déplumée. Elle déclarait aussi voir des phasmes gigantesques parcourir certains matins le dallage de sa terrasse. Et la femme d'âge mûr, veuve et solitaire, ne sembla jamais céder à la peur. Bien au contraire. Ses capacités hors du commun étaient pour elle l'occasion de briller en société et d'épater les plus incrédules durant de belles soirées festives.


      Lady Pelford était néanmoins tracassée par un phénomène récurrent qui échappait à ses yeux. Chaque soir, depuis quelques mois, elle entendait des pas au-dessus de sa chambre. Des pas qui semblaient parcourir de long en large les lattes de parquet des combles pourtant non aménagées. L'angoisse n'étant pas tant, pour cette femme, d'entendre des pas non imputables à son personnel de maison mais de visiter chaque lendemain matin les dits combles pour ne remarquer aucune trace suspecte de quelque genre que ce soit. Ces pas étaient parfaitement audibles chaque soir et pourtant aucune étrangeté n'était visible pour l'aristocrate. L'explication de cette énigme lui échappait totalement. A croire qu'au lieu d'une bête féroce ou d'un gnome squatteur ces combles étaient animés par une entité fantomatique.

Lady Pelford ne manqua pas d'écrire à son ami le célèbre photographe Julius Everlong. Ce dernier, mondialement connu pour quelques clichés du monstre du Loch Ness considérés encore aujourd'hui comme les plus authentiques, était un ami de longue date du couple Pelford. On lui doit d'ailleurs l'immortalisation papier des sulfureuses diatribes publiques de Lord James Pelford durant son étincelant parcours auprès du parti conservateur. Julius Everlong, homme de talent, astucieux et avisé, s'était empressé bien qu'âgé de rejoindre Bristol pour assister la veuve de son cher ami dans cette expérience quelque peu inconfortable. Il promit le soir même de son arrivée de dormir dans les combles malgré leur apparence spartiate et équipé de son Kodak Folding Pocket de faire les clichés nécessaires pour résoudre cette affaire.

Dans ses mémoires intitulées « Derrière l'objectif ». Everlong raconte avec la verve qui caractérise son personnage impulsif et passionné la soirée qu'il a pu vivre et les étonnants constats qu'il aura pu faire, appareil en main.


      « Une joie, je peux le dire, de retrouver les vieilles pierres de Glad Mary, la propriété de James et Beth. Peut-être trente années s'étaient elles écoulées avant que je n'y revienne poser mes lentilles. A mes premiers pas dans la demeure, j'ai pu remarquer que rien n'avait changé, le temps s'était manifestement suspendu, figé comme si j'évoluais sur l'une de mes vieilles photographies. Les meubles anciens n'avaient en rien bougé, tandis que les portraits majestueux de James décorant l'entrée me confortaient dans le passé. Seuls, mon visage aperçu dans un miroir ainsi que les désormais innombrables rides que Beth portait sur ses joues me rappelèrent fugacement que la flèche du temps avance inexorablement sans jamais ralentir sa course. Je la regardai descendre l'escalier, devenue voûtée par le poids des années, fripée du front au menton comme un linge trop essoré. Preuve, s'il en fallait, que nous avions bien changé l'un comme l'autre, elle eut les pires difficultés à reconnaître mes traits, bien qu'avancée à moins d'un mètre de moi. Et parce que les bonnes manières ne s'oublient jamais, Beth m'invita à souper lors d'un dîner qui fut un ravissement pour les papilles gustatives. Les écrevisses étaient une merveille et ce vin français un éblouissant festin pour le palais. Etait-ce d'ailleurs bien là la preuve que le vin était exquis, mon hôte porta avec délicatesse son verre à sa bouche pour s'apercevoir que celui-ci était déjà vide. Le majordome nous rapporta une seconde bouteille tout aussi délicieuse.

      La nuit venue, il était temps pour moi d'opérer les préparatifs de ma mission. Après avoir écouté les descriptions auditives de Beth j'ai pris congé pour m'installer tel un militaire en position de chasse à plat ventre sur le sol des combles. Un sol poussiéreux et coiffé d'échardes dont il me parut fort étonnant qu'un être humain puisse y venir rôder le soir. Mes mains tenaient fermement mon appareil photographique et mon esprit revigoré par cette situation aventureuse était aussi vert qu'à mes vingt printemps. Vingt printemps, c'est approximativement le temps qu'il m'a semblé attendre en vain allongé par terre tandis qu'aucun phénomène étrange ne voulait se produire. Je restai à mon poste durant la quasi totalité de la nuit.

Le lendemain matin, Lady Beth Pelford rejoignit le salon et eut la surprise de m'y voir déjeuner une omelette aux lardons que le personnel m'avait tout fraîchement préparée. Telle une jeune fille trop curieuse et poussée par la passion elle m'agrippa le bras et me supplia de lui dire si j'avais vu des animaux merveilleux ou des êtres horrifiques occuper ses combles. Ce à quoi ma réponse fût sans aucun détour.


« Oui mon amie, j'ai effectivement vu des choses. Et de là je peux en tirer des conclusions auxquelles j'en suis certain vous ne vous attendiez très certainement pas ! »

Beth me tira le bras à m'en faire lâcher mes lardons. Ses yeux trahissaient la volonté de savoir enfin quelle ignominie pouvait bien habiter là haut, au nez et à la barbe de la propriétaire.

« Qu'avez-vous vu, dites-le moi ! » Me somma-t-elle.

- Des crottes de souris, répondis-je aussitôt. Avec le plus grand sérieux.

- Mais enfin ! Je ne vous parle pas de cela. Qu'avez-vous vraiment vu, cher ami ?! Qui se cache dans les méandres de mes combles ?!

Julius ! Me siffla-t-elle, ce ne sont pas des souris qui pourraient faire des pas tels que je les entends de ma chambre à l'étage inférieur, enfin !

- Je vous l'accorde, Beth. Rassurez-vous, j'ai la photographie du coupable. Il ne m'a pas été aisé de l'immortaliser mais avec les réglages adéquats et en attendant qu'il s'arrête de bouger durant quelques instants, j'ai pu prendre un cliché qui permet sans équivoque de le confondre à notre justice. »


      Lady Beth Pelford était jadis une femme d'une épatante beauté. Et nombreux étaient les hommes qui jalousaient James pour cela. Pour ma part, je n'ai jamais été très beau. Un certain charme m'animait disait-on parfois, sans doute pour me faire plaisir et me faire oublier les traits grossiers de mon nez proéminent ou de mes oreilles décollées. Je ne parle même pas de mes cheveux dont la rareté n'a pourtant point fait monter la valeur pécuniaire. Mais si le temps n'a rien arrangé à mon apparence, il s'est montré plus ingrat encore envers l'épouse de James.


Et son apparence ne fut pas le seul point touché par l'âge.


      A mon arrivée à Glad Mary, Beth avait les pires difficultés à reconnaître mon visage, même à moins d'un mètre de moi. Mais c'est surtout en la voyant porter à sa bouche un verre de vin déjà vide que j'ai eu la puce à l'oreille. Cette vieille femme qui ne portait pas de lunette était complètement myope. Elle ne voyait plus rien de net et par pure vanité, sans doute, elle refusait de se l'admettre. Quelques allés et venues dans le jardin de la propriété me firent rencontrer rapidement le fameux serpent géant sous les traits d'un tronc de merisier que la tempête précédente avait déraciné et couché à une trentaine de mètres du sentier. Les énormes phasmes recensés sur le dallage de la terrasse étaient les feuilles allongées du magnifique magnolia que le jardinier taillait avec le plus grand soin. Et les chiens à deux têtes n'étaient autres que les setters du voisin, un peu trop aventureux, qui venaient faire promenade dans la propriété de Glad Mary. Ces chiens sont si nerveux qu'il est délicat de les voir distinctement lorsque l'on est aussi myope qu'une taupe.


      Bien entendu, je remis à Beth lors de mon départ le résultat photographique de ma nuit passée, allongé le ventre au sol. Aucun être surnaturel, aucun monstre ni démon. J'avais photographié un grand duc d'au moins sept livres et trente pouces qui avait repéré depuis des mois que les combles étaient infestés de souris. Le prédateur nocturne profitait chaque nuit d'une fenêtre cassée pour s'introduire dans la pièce et faire quelques pas sur le parquet le temps de faire d'un rongeur un véritable festin.

      Mes conseils étaient tout aussi pragmatiques que simples. Faire réparer cette fenêtre et consulter un opticien.

Mais je mis en garde ma très chère amie !

      Car à n'en point douter, porter des lunettes la priverait à jamais de son merveilleux pouvoir qui épatait tant les invités venus écouter ses témoignages extravagants durant ses soirées mondaines ».



Baz Arnkell



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