Métamorphose transatlantique

 


Aussi mystérieux que la disparition du Titanic


      Des plus grands navires connus et ayant écumé les mers nous retenons sans conteste le Titanic, tristement célèbre pour son naufrage dans les eaux de l'Atlantique Nord en 1912, année de son lancement. Nous connaissons nettement moins l'histoire de ces deux (presque) jumeaux construits par les chantiers navals Harland & Wolff : Le Britannic et l'Olympic. Si le premier cité fût réquisitionné par la Royal Navy à l'orée de la Première Guerre mondiale et cantonné au rôle de navire hôpital avant de couler après avoir heurté une mine allemande, le second, quant à lui, récolta les lauriers d'une longue carrière commerciale. Ce fleuron des paquebots inauguré en 1911 naviguera jusqu'en 1937 où il sera démantelé en Ecosse. Tout de ce prestigieux bâtiment sera découpé, décarcassé et désossé pour que chaque lampe de table, chaque commande de timonerie ou encore chaque lambris de bois habillant les cloisons du bar soit réutilisé comme décoration pour des hôtels de luxe ou revendu auprès de collectionneurs privés.


Mais si un objet fût tout particulièrement récupéré et précieusement conservé par les archivistes de la bibliothèque royale c'est le journal du médecin de bord. Le docteur Benedict Stevenson. Ce dernier avait accompagné le paquebot durant les cinq dernières années de son service et il n'avait pas souhaité, racontera-t-il plus tard, récupérer son journal personnel alors que le majestueux bateau était en partance pour sa démolition.

Avare en parole sur les expériences qu'il a pu rencontrer en mer, le médecin a toujours refusé d'apporter clarification et détails sur les plus intrigantes des pages qui constituent son journal.

En effet, en outre de belles journées passées à scruter l'horizon entre Plymouth et New York et à conseiller aux passagers les moins aguerris au mal de mer de manger davantage de pain et de consommer moins de vin, le docteur Stevenson décrit longuement l'étonnant suivi d'une patiente qui, lors d'un séjour de 1934, sembla souffrir d'un trouble tout-à-fait hors du commun.

La page 128 du journal entame ce mystérieux chapitre comme suit.


      Ce dimanche, mon déjeuner au restaurant fut brusquement interrompu par l'arrivée impromptue du premier concierge. Stan Lawer m'avait rejoint au trot et stoppant net sa course au pied de ma table, le visage affolé, me pria de le suivre sans plus attendre. Dans le couloir principal du flanc gauche du navire, il m'expliqua qu'un homme avait appelé à l'aide depuis sa chambre. Son épouse présentait des difficultés respiratoires manifestes. Stan Lawer, devant moi, frappa à la porte de la chambre 271. Monsieur Strockwell, un homme d'une quarantaine d'années, ouvra dans l'urgence et n'eut le temps de prononcer mot que je m'apprêtais déjà à ausculter à la hâte sa femme étendue sur le lit, la tête relevée par deux oreillers montés l'un sur l'autre. Elle ne présentait aucune difficulté respiratoire réelle si l'on omettait la panique qui la faisait suffoquer. En revanche je notai rapidement qu'elle déglutissait mal. Sa gorge pouvait être obstruée et un bol posé sur la table de chevet démontrait qu'elle avait choisi de déjeuner à même le lit, dans une position allongée que n'importe quel médecin, y compris de courte expérience, aurait de suite accusée comme responsable de toute fausse route.

Je demandai à Madame Strockwell qu'elle ouvre la bouche pour constater qu'un résidu de nourriture, sorte de fine bande allongée de teinte verdâtre, était visible non loin de la glotte. Sans deviner véritablement de quel aliment il pouvait bien s'agir, j'ai déduit que l'élément qui obstruait la gorge et par là même gênait la respiration ne pouvait être long de plus de cinq centimètres tout au plus. Par curiosité je demandai à Stan Lawer si il avait connaissance du menu de ce midi, les restes présents dans le bol ne m'évoquant aucun plat que je puisse reconnaître. « Des langoustines dans une soupe de nouilles exotique aux algues marines ». C'est donc un résidu d'algue qui s'était très certainement collé à la muqueuse de la gorge de l'épouse. Je lui demandai alors de boire beaucoup d'eau pour réhydrater l'aliment et l'aider à se décoller.


      Le lendemain, j'improvisais une visite dans la chambre de la patiente afin de justifier, d'une part, des heures travaillées alors que les patients manquaient cruellement durant cette croisière et pour m'assurer, d'autre part, qu'elle aille mieux depuis hier. Mais Monsieur Strockwell m'ouvrit la porte en prenant un ton grave. Son épouse avait une forte fièvre. Une fièvre étonnement froide. Réunissant des symptômes parmi les plus classiques du genre à commencer par une transpiration accrue mais avec une absence totale de température excessive. Elle suait à tremper draps et matelas du lit. Une importante humidité semblait s'échapper de tous les pores de sa peau et la recouvrir d'un voile luisant de la tête aux pieds. Son esprit était néanmoins clair et ses réflexions en rien altérées ce qui m'invita à ne pas lui administrer sur l'instant une injection de pénicilline qui pouvait tout aussi bien attendre le lendemain selon son état.


      Mais le jour suivant se montra plus déroutant encore. Monsieur Strockwell ouvra la porte de la chambre et me fit voir sa femme, prostrée sur le dos, le visage bouffi et les membres flasques. Recouverte d'une pellicule d'eau plus abondante que la veille. Sa peau avait revêtu un teint légèrement verdâtre et bien qu'elle pouvait bouger bras et jambes à ma demande, ces derniers semblaient devenir si mous qu'il lui était impossible de se mettre debout. Je lui injectai cinq cents milligrammes de pénicilline et affirmai au mari ainsi qu'au capitaine de l'Olympic que la pauvre femme devait avoir contracté d'une forme virale exotique ou bien devait souffrir d'un germe ingéré depuis l'alimentation. Le soir même j'entamai des recherches livresques dans ma chambre afin d'identifier au mieux l'origine du mal. Sans succès.


      Le jour d'après, Madame Strockwell était méconnaissable. Son corps devenant tout aussi flasque qu'un linge détrempé. Je voulus prendre son pouls et, en serrant son poignet, je fis ruisseler plusieurs centilitres d'eau de sa peau comme on presserait une éponge pour la dégorger. La chose était édifiante. J'ai tenté l'expérience sur le poignet opposé. Même chose. Idem pour les deux chevilles ainsi que n'importe quelle partie du corps. Ma patiente éprouvait les pires difficultés à répondre à mes questions. Non pas qu'une fièvre obscurcissait son esprit ni même la fatigue. Mais ses lèvres et tous les muscles de son visage devenant aussi mous qu'une serpillière il lui devenait impossible de prononcer mot. Même sa boîte crânienne, pourtant constituée des os les plus solides du corps humain, devenait si souple que sa tête toute entière semblait se répandre comme un flan sur l'oreiller du lit. En outre, devant la quantité impressionnante de sécrétion corporelle évacuée, Madame Strockwell buvait de l'eau par litres entiers pour compenser.


      Vingt-quatre heures plus tard, Monsieur Strockwell céda à une panique manifeste qu'il nous fut difficile, l'équipe d'intendance et moi-même, de véritablement calmer. Son épouse ne devait plus sa ressemblance à une femme du monde que grâce à sa tenue de chambre. Tête, torse, bras et jambes s'étaient écrasés sur eux-mêmes au point que le corps dépassait à peine les dix centimètres d'épaisseur. Son teint devenu aussi vert qu'une bouteille de vin ne permettait même plus de deviner l'identité ethnique de la patiente. L'une des femmes de ménage dut éponger le lit à plusieurs reprises à l'aide d'un seau. Madame Strockwell selon une brève estimation de ma part et au vu de l'eau récoltée devait s'hydrater d'au moins cinq ou six litres par vingt-quatre heures. Estimation validée avec l'aide du service de restauration qui se chargeait à sa demande d'apporter de l'eau à raison d'une demi douzaine de bouteilles chaque jour.


      Durant la nuit, le concierge Stan Lawer frappa à ma porte prestement. Il me supplia de me presser de le suivre. Monsieur Strockwell avait été entendu crier depuis sa chambre. Et arrivant tous deux à proximité de la chambre 271 (que le personnel, par ailleurs, n'osait plus approcher) je vis le mari sortir en trombe et déblatérer des propos incohérents, sans doute sous le coup d'un extrême état de choc. Le concierge tenta de calmer le passager et de le faire s'asseoir le temps que je puisse rendre compte de l'état médical de sa femme.

Madame Strockwell n'était qu'une robe de chambre détrempée à l'intérieur de laquelle semblait s'être glissée une substance visqueuse et informe. Incapable de trouver un corps solide pour effectuer la moindre auscultation je pris parti d'ouvrir et retirer délicatement le vêtement. Le lit ressemblait davantage à une piscine qu'à un couchage et on aurait pu légitimement penser que le matelas avait séjourné au fond de l'océan. Sur celui-ci, était allongée cette « chose » sans os, sans consistance ou presque. Cette forme que mes yeux comprenaient molle, sans même que j'ai besoin de la toucher comme j'avais pu le faire les jours précédents. Une odeur d'iode, manifestement saline et fraîche émanait du corps ou tout du moins de ce qui en restait.

Derrière moi, le capitaine, le concierge, le mari, m'avaient rejoint et attendaient, les yeux écarquillés, que je leur donne un diagnostic qui puisse éclaircir les insondables incompréhensions qui taraudaient leur esprit et défiaient leur logique. Tous me fixaient comme des étudiants regardant un examinateur dont ils attendraient avec angoisse qu'il annonce l'obtention ou non d'un diplôme chèrement espéré.


« C'est... Une algue, répondis-je alors, la voix hésitante. »


Madame Strockwell était une algue. Une algue comme celles qui jonchent les plages après une grande marée. Comme celles qui décorent les assiettes d'huîtres dans les restaurants qui tentent de faire paraître une certaine authenticité devant leurs clients. Une algue molle, mouillée et poisseuse. Une algue d'un bon mètre soixante de long et évoquant vaguement une ancienne forme humaine.

Je suggérai qu'on la transporte sur le pont, ne serait-ce pour la faire sécher. Mais elle attira rapidement mouches et goélands. Par convenance et humanité nous avons opté pour la placer dans le grand aquarium du restaurant en compagnie des poissons clowns et des langoustes. Elle attira, cette fois-ci, le regard interloqué des passagers durant les heures de repas tout autant que les yeux amusés des enfants venus faire de grands gestes à travers la vitre. Gestes auxquels cette chère Madame Strockwell, parfaitement douée de conscience, pouvait répondre en agitant certaines de ses branches végétales. Elle fut l'attraction du voyage retour. Se nourrit des composés salins que l'équipe d'intendance confectionnait pour alimenter l'écosystème aquatique où elle résidait désormais. Elle attira dès son retour à Plymouth les flashs des journalistes auprès desquels il devenait de plus en plus difficile de cacher l'affaire.


      Le Natural History Museum de Londres dépêcha toute une troupe de représentants près des pare-battages de l'Olympic une fois le navire à quai. Mais Monsieur Strockwell avait complètement disparu. Il s'était envolé avec son épouse avant que les spécialistes ne la lui arrachent pour mener, je l'imagine, toutes sortes d'expériences afin d'élucider les articulations de cette transformation mystérieuse. En tant qu'homme à l'esprit résolument scientifique, j'aurais aimé comprendre si cette femme s'était vue changée en algue après avoir ingéré un spécimen unique de flore marine, de parasite ou encore de virus mais en tant que médecin je ne peux que comprendre cette volatilisation et valider le choix d'un mari soucieux de protéger sa femme des rapaces et des rats qui sans nul doute auraient sans retenu dévoré la dignité d'un humble couple amoureux.


Baz Arnkell


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