La vouivre du bois Saint Martin

 

Connaissez-vous la légende de la vouivre ?


       En tous temps et sans doute en toutes régions du globe les serpents ont exercé une emprise sans pareil sur les angoisses du genre humain. Devenant tour à tour tentateur du jardin d'Eden pour la tradition judaïque, mangeur de soleil pour l'Egypte ancienne ou tueur de divinités pour la mythologie germano-scandinave. Le folklore celtique à quant à lui baigné durant plusieurs siècles tout le territoire de la Gaule ancienne de légendes reptiliennes et nous a laissé une emprunte indélébile restée tout aussi fascinante de nos jours. Une emprunte cristallisée à travers les traits de la vouivre.

La vouivre a sans nul doute vu sa légende parcourir les âges depuis l'antiquité jusqu'à aujourd'hui où elle demeure fermement ancrée dans les régions les plus rurales, terrains fertiles à la préservation de l'Etrange. De nombreux ouvrages du moyen âge ont ainsi traité de la vouivre laissant imaginer aux moins savants qu'elle fut une sorte de serpent géant, monstre sanguinaire dévoreur d'enfants innocents. Marcel Aymé rétablira avec plus d'exactitude juste après la seconde guerre mondiale la description initiale de cet être légendaire si délicat à rencontrer. Et si je ne peux me résoudre à l'idée de résumer bien vulgairement par mes modestes raccourcis le merveilleux ouvrage de Marcel Aymé édité en 1945 je vais en revanche vous raconter, chers lecteurs, la mésaventure du jeune « Long pas », manuscrite dans un feuillet d'historien à l'orée du premier empire napoléonien et que j'ai pu consulter au sein des archives anciennes de la bibliothèque nationale de Paris il y a quelques mois afin d'approfondir mes recherches.


      Rodrigue Lafarette est un adolescent dont la fougue et l'impétuosité alimentent les conversations du village. Benjamin d'une famille nombreuse, son père, menuisier, tente de l'initier depuis ses douze ans aux métiers du bois. Mais la scierie familiale et les outils de rabotage de l'entrepôt ne suffisent pas à étouffer les velléités du jeune homme bien plus fasciné par ses sorties en forêts et ses expéditions au soleil couchant que par les travaux manuels enfermés en intérieur. Ses aventures pédestres sont si éloignées de la maison, dit-on, que la famille, les voisins et tout le village le surnommeront rapidement Long Pas.

Ses excursions ont pour habitude de fâcher son père dont les exigences le font passer pour un dictateur tout comme elles suscitent l'émerveillement de sa mère, ravie de revoir Rodrigue revenir à chaque fois à la maison avec un magnifique bouquet de fleurs de saison à la main, assemblées avec soin et cueillies dans des prairies dont seul son fils semble avoir connaissance.

Ce dimanche de 1805 voit la famille s'habiller en circonstance pour la messe dominicale de 9 heures. Tandis que parents, frères et sœurs se rassemblent près du porche de la maison, Long pas manque à l'appel. Une disparition qui n'a rien de surprenant ni même d'inquiétant, tant le jeune garçon a pour habitude de fuir la messe ainsi que toute forme d'organisation collégiale réglée d'avance comme du papier à musique.

Long Pas arpente les allées en bout de village qui mènent à l'entrée de la forêt. Un terrain qu'il connaît pour ainsi dire par cœur et qu'il pratique quasiment quotidiennement. Encore une fois, se dit-il, le temps est propice à cueillir des champignons et à poser quelques nouveaux collets à lapins. Le jeune homme s'enfonce dans le bois jusqu'aux sentiers les plus profonds, ceux où le soleil peine à éclairer le sol tant les arbres sont denses. Long pas le sait, il y a un petit plan d'eau situé à deux cents mètres en direction d'un gros rocher qui jadis s'était écroulé d'un petit monticule de quelques mètres de haut puis en continuant son chemin à même les hautes fougères et les herbes folles. Rodrigue aime venir se promener sur ce plan d'eau. Non pas que ce dernier soit grand, ou même beau. Il mesure sans doute quinze mètres de diamètre tout au plus et le soleil ne peut jamais illuminer cette partie de la forêt, très obscurcie par les arbres hauts. Mais l'eau y est limpide et pure. Et le charme le plus séduisant des lieux est qu'ils ne sont jamais visités. A vrai dire, qui viendrait s'aventurer ici ? Qui viendrait traverser le bois en dehors de ses sentiers jalonnés pour arrêter ses guêtres dans cette petite marre à canards ? Nul doute que seul le jeune Long Pas, rêveur et libre d'esprit, peut voir en ce paysage de mousses et d'orties, d'ombre et de terre humide, de silence funèbre et de solitude, un petit paradis poétique où il aime vagabonder à des rêveries d'enfant, s'imaginant grand aventurier une fois l'âge adulte enfin fêté.

S'avançant au bord de l'eau, s'asseyant sur l'herbe mouillée, le garçon voit tout à coup ses pensées fugaces se dissoudre quand un serpent se met à siffler derrière lui. Un petit serpent blanc s'avançant par mouvements de reptation sans accorder le moindre intérêt au jeune être humain. Un second serpent entreprend le même chemin, à la suite du premier. Puis un troisième avant que, sortant d'entre deux bosquets, une femme suive à son tour la même direction. Une jeune femme au teint blanc, habillée d'une robe courte descendant jusqu'au haut des genoux, sans manche pour couvrir ses bras couleur d'opale. Arborant une chevelure d'une rousseur si intense que l'on penserait celle-ci coiffée de flammes vives. Sa peau, aussi limpide et lisse que l'eau stagnante est d'une pâleur incroyable. On pourrait croire voire une morte si ses yeux perçants et son sourire enjoué n'étaient pas criants de vie. Elle porte sur la tête un diadème argenté orné d'une grosse pierre translucide et rougeoyante dont on ne peut que lui imaginer une valeur incroyable. Les deux serpents blancs qu'elle semble suivre n'ont aucunement l'air de l'affoler. Bien au contraire. Cette belle jeune femme affiche une décontraction telle qu'elle ne se préoccupe en rien de Rodrigue qu'elle frôle d'un pas ou deux avant de s'asseoir à moins de deux mètres de lui. Par quelques gestes élégants elle soulève sa robe et, après l'avoir passée par la tête, la laisse retomber à ses pieds sous le regard innocent du garçon. Elle retire son diadème, le pose sur sa robe et entreprend ensuite de s'avancer nue dans l'eau. Jusqu'aux chevilles tout d'abord, puis jusqu'aux genoux avant de faire disparaître sa taille fine et ses hanches délicates. Elle effectue quelques ablutions sur ses épaules, son cou et ses seins avant de s'avancer plus encore vers le milieu du point d'eau.

Rodrigue, jeune et encore innocent, observe cette femme avec bien plus de questions que de voyeurisme déplacé. Pourquoi vient elle se baigner dans l'eau froide en pleine nature ? Pourquoi a-t-elle suivi ces serpents sans se méfier outre mesure ? Et pourquoi ne lui accorde-t-elle pas le moindre regard et se déshabille-t-elle sans gêne sous ses yeux ?

Long Pas détourne néanmoins les yeux pour mieux se concentrer sur la pierre rouge. Elle semble si cristalline que l'on peut imaginer aisément celle-ci briller de mille feux au soleil. Il est fort dommage, pense le garçon, que la pièce d'eau soit entourée d'une végétation si dense qu'elle en demeure entièrement ombragée. Si seulement un rayon de soleil, même fugace, pouvait traverser les arbres, Rodrigue pourrait l'espace d'un instant saisir le joyau et en compter les éclats écarlates. Certains seraient, à n'en point douter, attirés par la promesse d'une richesse inespérée si l'idée se faisait de dérober cette pierre et de la vendre à l'un de ces experts avides installés dans la capitale. Mais le garçon ne voit ici pas tant une perspective vulgairement pécuniaire que l'ambition plus héroïque à ses yeux de signer les débuts d'un aventurier en devenir. Un larcin éhonté, il faut l'avouer mais marquant le prologue d'une longue et éblouissante carrière de Robin des bois des grands chemins. En outre, ce diadème serait un cadeau prestigieux qu'il pourrait offrir à l'une de ses sœurs et combler ainsi l'absence du père qui s'est toujours refusé à accorder le moindre sou pour offrir étoffe ou bijou aux femmes de la famille. Se mouvant lentement dans l'herbe, Rodrigue se rapproche des affaires laissées par la jeune femme aux cheveux rougeoyants. Sa robe est à portée de main quand soudain un serpent s'extirpe du vêtement, se dresse et se montre menaçant. Un autre sort à son tour de sous le tissu blanc et siffle également une mélodie qui sonne comme un coup de semonce. Le cœur battant, Rodrigue reste figé quelques instants sans bouger le moindre doigt. Des rares cours qu'il a pu suivre à l'école il avait appris des règles bien utiles pour vivre en campagne. L'un deux lui enseigna que les serpents étaient quasi aveugles mais qu'ils percevaient en revanche avec précision les vibrations qu'une proie ou qu'un prédateur pourraient effectuer dans leurs gestes brusques. Aussi, Long Pas opte pour rester immobile quelques longues secondes, la main à quelques centimètres du diadème. Les serpents, toujours dressés sur leur ventre, campent sur leurs positions et observent. Comme deux camps de soldats ennemis qui attendraient patiemment que les premiers tirent afin de pouvoir aimablement riposter.


      D'un geste brusque, Rodrigue plonge la main sur le diadème et le ramène vers lui. Laissant les deux serpents se détendre en retard et rater de peu de lui mordre les doigts. Il se relève d'un bond et se met à courir à grandes enjambées. En tournant le regard derrière son épaule, il peut voir la jeune femme afficher un visage plein de colère. Les yeux plissés, elle ouvre la bouche en grand avant de pousser un cri strident. Un long cri maîtrisé et à la tonalité étrangement musicale. On aurait dit un appel.

Long Pas court aussi rapidement que possible, quitte le plan d'eau et s'enfonce dans les bois à en perdre haleine. Il fonce à travers les hautes herbes, fend les airs et saute par dessus les souches pourries couchées au sol. C'est au bout de longues minutes qu'il s'arrête pour reprendre son souffle et s'adosse contre le tronc d'un arbre. Il n'a manifestement pas pris le chemin le plus court pour rentrer chez lui. Mais qu'importe. Il connaît la forêt par cœur. Plus loin coule un cours d'eau qu'il est facile de traverser si l'on ne craint pas de mouiller ses souliers. Autant prendre son temps et se reposer encore quelque temps. Il serait impossible que la jeune femme ait pu le suivre aussi loin et aussi rapidement.

C'est alors qu'un sifflement fait écho au silence. Un serpent sort lentement d'un bosquet. Rodrigue est stupéfait. Il n'est pas commun de voir autant de serpents dans une même journée, surtout en si peu de temps. Un deuxième siffle à son tour après être apparu devant un rocher. Un troisième descend lentement du tronc sur lequel Rodrigue s'est adossé. Un quatrième dans les herbes, un cinquième sous la fougère. Six, sept, dix, douze ! Il n'est plus utile de les compter, il y en a plein ! Et leurs déplacements visent manifestement à encercler le garçon qui, ne manquant ni de ressources ni de courage, reprend sa course effrénée à travers la forêt. De toutes parts, de tous côtés, des serpents apparaissent et suivent Rodrigue sans pouvoir le rattraper. Peut-être y en a-t-il désormais cinquante ou cent.

Long pas arrive tambour battant vers un espace plus dégagé. Devant lui coule le cours d'eau que le garçon s'empresse de rejoindre. Mais la précipitation entraînant la maladresse, il glisse sur une pierre mouillée et s'affale dans l'eau. Sans plus attendre il se relève d'un bond, plein de fougue, plein de jeunesse et d'une vigueur digne des héros de romans. Rodrigue rejoint l'autre bord et sait d'avance qu'aucun serpent ne pourrait jamais traverser un cours d'eau de cinq bons mètres de large et au courant aussi vif que celui-ci. Reprenant de nouveau son souffle et entendant l'eau vrombissante dans son dos, il prend quelques instants pour se calmer et met machinalement la main dans sa poche afin de bien s'assurer de ne pas avoir laissé tomber le bijou durant sa fuite.

Mais le joyau n'est plus dans son pantalon ! Il est pourtant sûr et certain qu'il y était encore alors qu'il se reposait contre l'arbre quelques minutes auparavant. Rodrigue se retourne en arrière, peut-être a-t-il laissé tomber son butin dans l'eau lorsqu'il a chuté ?

Au milieu du cours d'eau se tient debout la jeune femme à la robe blanche. Son diadème en main avant qu'elle ne le fixe fièrement sur sa tête rousse, l'œil diaboliquement provocateur, fixant Long Pas. Ce dernier recule d'un mètre, abasourdi. Vêtue de sa belle robe blanche et désormais, de nouveau, de sa pierre cristalline sur le sommet de la coiffe, la mystérieuse femme retourne sur ses pas et rejoint les bois accompagnée d'une centaine de serpents venus l'escorter. Rodrigue la regarde, perdant et fasciné tout à la fois, alors qu'elle s'enfonce dans les bosquets et disparaît dans la végétation.


      Ce n'est que quelques années plus tard que Rodrigue Lafarette, devenu grand, prendra connaissance au fil des lignes d'un ouvrage ancien, recueil de poèmes en alexandrins offert par un voisin, de la légende de la vouivre. Mystérieuse jeune femme que l'on dit belle, froide et inquiétante. Coiffée d'un éblouissant bijou qu'elle ne quitte que pour se baigner. Et le livre de continuer ;


« Si l'audace et l'envie ont poussé certains,

A dérober ici et ce durant son bain,


L'éblouissant bijou de la jolie femme,

Magnifique cristal roux chargé de flammes,


Ils auront dû répondre à mille serpents,

Et courir dans l'ombre jusqu'à l'épuisement. 


Jamais personne vanta l'avoir dérobé,

Sans que ne sonne le strident glas enfiévré,


Des longs reptiles blancs, inquiétants et sifflants,

Armés de leurs dents, venins et mouvements lents,


Si l'audace et l'envie ont poussé certains,

Ils auront tous fui très certainement en vain. »




Baz Arnkell


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