La plante de Battlehill


Botanique de l'horreur


       L'Ecosse est un pays sculpté dans le matériau brut des légendes anciennes et du folklore coloré. En toute époque, semble-t-il, ces régions du nord de l'Europe ont baigné dans les histoires fantastiques dont certaines ont fait écho dans toute la Grande-Bretagne. Il y a quelques années j'avais pu mettre la main lors d'une vente aux enchères peu onéreuse (très certainement du fait de la relativité évidente des trésors annoncés) sur un exemplaire de The Punch, périodique britannique orienté presse à scandale et spécialisé également dans l'étrange qui officia de la fin du 19ème au tout début du 21ème siècle. Cette publication de 1917 m'intéressait au plus haut point. Pas tant pour ses caricatures ciblant les acteurs politiques de la Grande Guerre que pour l'article en pages 7,8 et 9 du journaliste Carter Abrahams qui écrivit en ce mois de novembre le récit d'un bourgeois écossais dont le nom ébranla rapidement le Royaume-Uni entier.


      Connor Mac Laughley avait fait ses études à la Masters High School de Londres avant d'officier quelques mois sur la corvette de guerre Victoria's Mackerel en mer d'Irlande. Son service militaire terminé, il reprit la scierie familiale avant de lui donner un élan de modernité en s'appuyant sur l'achat de machineries modernes. Les affaires se montrèrent rapidement plus florissantes que durant l'époque de Mac Laughley Senior. Se faisant, il acheta une magnifique propriété dans la campagne de Battlehill aux abords de la commune d'Huntley et y emménagea lui et sa famille au plus près de ses racines écossaises. Connor Mac Laughley se passionnait pour la chasse à la perdrix, pour la construction d'un cabanon en bois ainsi que pour la botanique. L'immense jardin de la propriété permettant largement de faire pousser toutes les espèces végétales possibles. Des plantations et des fleurs qui furent existantes avant l'emménagement, Mac Laughley ne garda rien. A l'exception d'une plante dont l'envergure imposante donna le sentiment à son épouse qu'elle était là depuis des années et avait résisté à plusieurs hivers comme on les connaît si rudes dans cette région très au Nord. Le couple était enthousiaste à l'idée de conserver ce plan végétal aux larges feuilles tombantes, se laissant surplomber par une tige montant à près de deux mètres de haut au bout de laquelle un bulbe gros comme un œuf d'autruche grossissait de jour en jour. Connor, dont la curiosité pour cette plante laissa rapidement la place à une véritable fascination, entreprit de prodiguer tous les soins possibles à ce spécimen sans en connaître véritablement l'espèce. Sans doute s'agissait-il d'une bouture rapportée d'un pays exotique et qui réussit par miracle à survivre sous des latitudes régulièrement froides et pluvieuses. L'homme d'affaire délaissa peu à peu ses occupations professionnelles et familiales pour se consacrer intégralement à l'arrosage des racines de ce plant, à déposer du compost sur son sol, à clôturer un périmètre de sécurité pour empêcher les rongeurs d'approcher. Si la tige freina sa croissance après s'être élevée à plus de trois mètres de haut, le bulbe, quant à lui, continuait sa croissance ahurissante. D'œuf d'autruche, il passa à ballon de football, puis atteint en quelques jours la circonférence d'une roue de voiture avant de mesurer celle de la table repas située dans la salle à manger de la famille.

      Un matin, alors que Mac Laughley venait rendre visite à son plant tant adoré, il remarqua que le bulbe s'était fendu en son centre. Il semblait entrecoupé en deux parties encore collées l'une à l'autre. Le lendemain, le bulbe s'était désormais légèrement ouvert et l'homme remarqua stupéfait que l'on pouvait observer une série de piquants formant une sorte de dentition à l'entre-bâillement. Pouvait-il s'agir d'une bouche comme on peut le voir sur ces petites espèces dites carnivores qui piègent puis digèrent mouches et moustiques qui ont le malheur de s'approcher d'un peu trop près ?

      Poussé par une curiosité quelque peu malsaine, Mac Laughley rapporta un pavé de bœuf qui, resté un peu trop longtemps dans le cellier, ne paraissait plus comestible. Il abandonna le morceau de viande au pied de l'imposante plante sans toutefois imaginer que cette dernière pourrait s'y intéresser de quelque manière que ce fut. Le jour suivant, la viande avait disparu. Bien sûr, l'hypothèse que le pavé de bœuf ait été dévoré par un renard ou emporté par un animal errant devrait ici bénéficier des meilleures probabilités. Mais l'idée que la plante ait pu se nourrir d'elle-même fascina le propriétaire du jardin au plus haut point. Soumis à une intense bouffée de chaleur, il passa son mouchoir sur son front et tenta de calmer ses idées fusantes. Cette espèce est-elle dangereuse ? Est-il possible de l'apprivoiser ? Faut-il songer à la nourrir pour la voir continuer de grandir ?


Le lendemain, la plante avait fait une fleur.


      Une magnifique fleur aux cœur blanc et aux longs pétales élégamment torsadés comme une robe de flamenco, nuancés d'une couleur pourpre près du cœur devenant rouge sang vers les extrémités. Pour Connor Mac Laughley il n'y avait aucun doute possible, cette fleur soudaine n'était autre qu'un présent. Un remerciement que la plante lui avait fait pour l'avoir nourrie la veille. Afin d'en être sûr l'écossais réitéra l'expérience en abandonnant à même le sol un énorme jambonneau acheté le matin à l'éleveur porcin local. Il y avait ici de quoi assurer la semaine pour toute la famille. La pièce de douze livres avait disparu le lendemain matin et une seconde fleur identique à la première avait éclos. Il était d'ailleurs, aux yeux de Connor, injuste de parler de simples fleurs. Et encore inexact d'évoquer de simples remerciements. Non, il s'agissait de véritables œuvres d'Art. De magnifiques entités florales créées par ce qui devait être une intelligence insoupçonnée. Durant la semaine entière le père de famille passa le plus clair de son temps à acheter des quantités importantes de viande pour les porter en offrande à celle qu'il surnomma désormais Vénus des champs.

      Mais la semaine qui suivit, Jamie Mac Laughley, épouse de Connor, qui avait remarqué des achats réguliers qui lui semblaient étranges, espionna son mari durant l'un de ses rites obscurs, un cadavre de chevreuil fraîchement payé à la main. Elle explosa de colère et somma que l'on déracine cette plante envahissante affreuse. Mais Connor qui avait pour habitude d'acquiescer à chaque exigence de sa femme feigna encore une fois de lui obéir et continua plus discrètement son activité. D'abord, il s'occupa de Vénus des champs désormais la nuit après s'être levé et extirpé du lit conjugal sans bruit. Ensuite, par souci de discrétion, il préféra fournir à la plante des butins de chasse personnels plutôt que de dépenser des billets chez les éleveurs locaux. Il offrit ainsi rats, musaraignes, chiens errants à Vénus des champs qui avait cependant bien du mal à gratifier son bienfaiteur de jolies fleurs tant ses repas étaient devenus plus maigres. Mac Laughley multipliait les chasses pour rapporter perdrix, renards et lièvres. Mais le poids brut de la viande ne semblait plus suffire pour contenter la plante.


      Le mois suivant, Scotland Yard fit une visite dans la propriété des Mac Laughley, alerté par des témoignages mentionnant l'absence de Jamie Mac Laughley aux réunions hebdomadaires d'un club de couture et celles des enfants à l'école primaire d'Huntley. La police ne trouva sur place qu'un Connor hagard, barbu, mal peigné, mal habillé et qui ne prenait apparemment plus soin de se laver. Ses mains étaient marquées en profondeur par les activités physiques. Si la grande maison a été fouillée de fond en comble sans trouver la moindre trace de l'épouse et des enfants, on mit en évidence en revanche de nombreux cadavres d'animaux remplissant le cellier.
Connor, condamné pour le meurtre de sa famille, n'échappera pas à la corde en 1920. Il expliquera jusqu'à l'échafaud avoir simplement nourri sa plante de plus en plus vorace. Des explications aux apparences fumeuses qui bien entendu ne susciteront aucune clémence de la part du juge.


      De nos jours, la propriété de Battlehill n'existe plus. Celle-ci a été démolie durant les années 1930 et aucune construction n'est venue la remplacer dans cette région frappée par les vents et les pluies ingrats. Mais une poignée de curieux tentent chaque année de retrouver la parcelle et de localiser la fabuleuse Vénus des champs. Et découvrir ainsi, si ce n'est la même plante plus d'un siècle après les faits, la descendance qu'elle aurait pu avoir durant les décennies suivantes.



Baz Arnkell



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