Amour figé

 


Un portrait de femme chez soi


      En 1880 alors que l'Europe entrait dans ce que l'on appellera par la suite la Belle Époque, le monde des Arts se voyait bouleversé par deux évolutions majeures. La première fut sans conteste l'éclosion du mouvement dit abstrait, point de départ d'une créativité artistique particulièrement libre dont découlera une nouvelle manière de ressentir la peinture. La seconde fut quant à elle la démocratisation de la photographie qui, se faisant une place de choix dans le monde moderne, tira vers le bas le pouvoir des Arts d'antan. Entre abstrait et photographie, le glas ne tarda pas à sonner pour la peinture classique et en particulier la catégorie du portrait sur toile que les clients aisés avaient pour habitude de commander aux artistes afin d'immortaliser les glorieux visages de leurs arbres généalogiques. Ces jeunes artistes devinrent rapidement victimes de réputations peu avantageuses de jeunes hommes chevelus, mal habillés, menant une bien précaire vie de bohème et constamment les mains salies de pigments colorés. Ces derniers, jadis courtisés pour leurs talents, connaîtront une période de vache maigre. Les portraits réalisés sur commande n'étaient plus à la mode, les familles bourgeoises affectionnant de plus en plus les clichés sur papier, moins coûteux et plus rapides à mettre en œuvre.

      Cette même année, Gustave Meulin, riche propriétaire d'une fabrique de mécaniques métalliques à destination des chantiers navals de Saint-Nazaire, commanda néanmoins un portrait bien étrange.


      Homme riche mais célibataire, à 47 ans, Gustave Meulin avait construit seul un petit empire professionnel au prix d'avoir mis de côté toute perspective familiale et sentimentale. Sans doute pour tuer l'ennui et la solitude il avait contacté un artiste sans le sou afin de lui commander une série de portraits sur toile qu'il pourrait à sa guise afficher dans les couloirs de son bien vide manoir. En un an le jeune peintre aura réalisé pas moins de trente-sept œuvres. Toutes représentant des visages inventés pour baigner la grande bâtisse d'un climat plus valorisant. Des portraits de frères et sœurs fictifs, d'amis proches imaginaires, de frères d'armes créés de toute pièce (Gustave Meulin n'ayant jamais servi durant la guerre de 1870 à cause d'un dos fragile). L'homme s'était plu à mettre en scène la vie personnelle qu'il n'avait pas et ainsi, plus encore que combler un manque, briller lors de soirées mondaines qu'il se voyait déjà organiser à domicile en vue de raconter à tous les histoires de famille fabuleuses que lui remémoreraient tous ces beaux visages.

      Jusqu'au jour où son notaire, maître Lepusier, qui lui rendit visite pour évoquer une nouvelle acquisition cadastrale et apporter les documents nécessaires à signer, lui fit remarquer très justement qu'il était remarquable d'avoir autant d'amis, de frères et de sœurs, nièces et neveux, filleuls et cousins. Mais qu'il devait être regrettable de n'avoir point d'épouse avec laquelle partager son existence.

Sacrebleu ! 

      Voilà une remarque qui fût pertinente ! Piqué au vif, touché au cœur, l'homme d'affaire contacta aussitôt le jeune peintre pour lui réclamer le portrait d'une épouse. Il lui faudrait être jeune, belle, avoir des yeux clairs semblables à des saphirs et une chevelure blonde digne d'une néréide encore pure. Une semaine plus tard, le peintre déballa devant son client le tableau fraîchement achevé, tout juste vernis. Ce serait un euphémisme de prétendre que Gustave Meulin trouva ce portrait à son goût. Il serait inexact de dire qu'il jugea cette épouse fort belle, tout comme je ne serais pas juste dans la manière dont je vous conte cette histoire si je rajoutais simplement que l'homme fût satisfait de la toile. Non...

      Pour la première fois de sa vie, Gustave Meulin goûta aux joies du sentiment amoureux. Il tomba d'amour pour cette femme, inerte certes mais à la présence stupéfiante. Le regard doux, le sourire communicatif, la coiffure d'une blondeur d'or, tout était majesté et prestance. Cette jeune créature semblait respirer à même la toile, ses yeux semblaient nous suivre du regard et nous apostropher. Le coup de foudre fut immédiat pour le quarantenaire. Le tableau de cette épouse dont le prénom ne lui venait même pas à l'esprit l'obséda le jour tout comme il l'empêcha de dormir correctement la nuit. Elle passa tour à tour sur les murs du grand salon, de l'entrée, de la salle à manger pour atterrir finalement dans la chambre du célibataire, devenue alors chambre nuptiale.

      Dès lors, les salariés de l'entreprise de Gustave Meulin affirmeront n'avoir quasiment plus vu leur directeur venir au sein de la société. Le notaire et le médecin alterneront les visites pour tenter de comprendre ce qui poussait l'homme d'affaire à ne quasiment plus sortir de chez lui. Le premier insistant sur le caractère futile de son client à passer son temps enfermé chez lui. Le second répétant ses venues afin de faire entendre à son patient qu'il fallait rapidement retrouver le chemin d'une vie plus équilibrée. En vain. La femme de ménage qui était rémunérée pour venir durant trois heures, deux fois par semaine, colporta même auprès du voisinage qu'elle avait surpris plusieurs fois son employeur en train d'entretenir une conversation à sens unique avec un tableau représentant une jeune femme blonde. Il semblerait que bien au-delà d'un simple attachement même sentimental, le propriétaire des lieux avait construit une véritable relation maritale avec la toile. Alimentant de longues discussions de couple, établissant des projets de famille et s'appliquant à préserver loin d'autrui son jardin personnel.

      En août 1882 un terrible incendie ravagera le manoir dans son intégralité. La police, sur les lieux, retrouvera de manière inespérée Gustave Meulin encore en vie, prostré sous les vestiges de la grande table repas, la peau noircie par la fumée et tenant fermement le portrait intact de son épouse entre ses bras qu'il avait sacrifiés aux flammes pour protéger sa belle. La police, à la demande des assurances, mena une enquête pour connaître l'origine du drame et trois corps calcinés seront rapidement retrouvés, disposés dans un petit vestibule à l'étage. La justice investiguera immédiatement tout en plaçant Gustave Meulin à l'asile psychiatrique pour propos incohérents. Les rapports médicaux, divulgués dans les années 1990 soit une centaine d'années après les faits, stipuleront ceci :


      « Je soussigné, Docteur François Laville, valide ce jour du mardi 14 février 1883 le rapport psychiatrique de Monsieur Gustave, Gilbert, Maurice Meulin né le 23 janvier 1833 à Tours, à destination de la cour de justice de Paris et faisant suite à l'internement de mon patient ainsi qu'aux accusations judiciaires dont il fait l'objet.

      Monsieur Gustave Meulin est entré dans notre établissement le 10 septembre 1882 dans un état d'anxiété prononcé après l'incendie de son domicile. En état de choc sur l'instant et incapable de s'exprimer correctement, il a tenu des propos incohérents durant l'ensemble des jours suivants. Démontrant une relation matérielle anormale avec le tableau qu'il n'a pu concéder à nous laisser durant les jours de soins dermatologiques afin de calmer ses brûlures. Mon patient souffrant, en plus de son anxiété manifeste, d'un état aigu de schizophrénie paranoïaque, nous a prétendu que ce tableau était physiquement la représentation de son épouse. En outre, il converse avec elle et ce en notre présence à moi ainsi qu'à mes confrères et s'enferme dans un imaginaire stupéfiant de réalisme. Gustave Meulin s'est rapidement confessé, avec l'aide médicamenteuse adaptée, des crimes commis sur les personnes de maître Henri Lepusier par arme à feu, de mon cher confrère le docteur Ernest Chapuisant par un coup reçu à la tête avec un objet contondant, ainsi que de la femme de ménage, Madame Josette Coquenard, par strangulation. Il nous affirmera que les trois personnes suscitées auraient attenté à la vie conjugale de son couple et que son épouse, se sentant menacée, aurait supplié son mari de la défendre. Gustave Meulin malgré les preuves flagrantes de ses crimes commis avec les circonstances aggravantes de la préméditation, se défend des accusations qui lui sont reprochées et affirme corps et âme avoir agi en toute légitime défense pour protéger sa femme. Les services d'état n'ont à ce jour retrouvé aucun document stipulant un quelconque mariage de notre patient et il semble évident que le portrait auquel il accorde un attachement fétichiste sans borne n'est en aucun cas celui d'une épouse, actuelle ou passée.

      En conclusion de notre rapport, je déclare la prolongation des soins psychiatriques nécessaires ainsi que de l'internement de Monsieur Gustave Meulin jusqu'aux prochains examens qui jugeront alors du caractère médical et, à terme, judiciaire de ce dossier. »


      Gustave Meulin séjournera à l'asile psychiatrique durant les quinze années qui suivront. Il s'y éteindra à l'âge de 64 ans. Jusqu'au bout le personnel médical témoignera des conversations qu'il entretenait quotidiennement avec son tableau. Tableau dont il affirmera jusqu'à la fin, à qui voulait bien l'entendre, qu'il lui parlait chaque jour et l'influençait dans son comportement.

      Il est singulier d'imaginer qu'un portrait de femme puisse parler. Il l'est encore davantage de penser que celui-ci peut nous demander de tuer pour lui. Néanmoins, si ce portrait devait avoir cette faculté, nul n'a pu l'étudier. Suite au décès de Gustave Meulin son cher tableau, n'étant l'objet d'aucun héritage, fut oublié, perdu, ou plus exactement récupéré, on l'imagine, avant de rejoindre, qui sait, le recoin oublié d'un vieux grenier aujourd'hui.

      Si vos habitudes, chers lecteurs, vous invitent à parcourir les vides greniers le dimanche matin et que vous croisez un portrait de jeune femme blonde aux yeux clairs, méfiez-vous avant d'en faire l'acquisition trop hâtivement.


Baz Arnkell

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