La dame blanche
L'été 2008 fut chaud. Très chaud. A l'instar de celui que Hergé va illustrer dans les premières pages de l'Etoile Mystérieuse (Et je suis satisfait de glisser ici la référence de l'une des meilleures bandes dessinées qui existe). Je me souviens qu'à l'époque, rédacteur junior pour un petit magazine de seconde zone spécialisé en sciences parallèles pour ne pas dire occultes, voire carrément bidons au vu des articles douteux que l'on y écrivait, j'avais passé un long samedi soir au comptoir d'un petit bar du vieux centre de Rennes à jouer les fiers bretons, bolée de cidre brut en main. Le cidre a des effets merveilleux sur le genre humain. Il commence par le rendre léger, puis euphorique, avant de lui donner terriblement envie d'aller se vider l'intestin aux WC lorsque la consommation se voit prolongée plus que de raison. Il ne faut pas oublier que le jus de pomme a cette formidable faculté purgative.
Hormis ce passage hors sujet, je disais donc que je m'étais accoudé au comptoir d'un bar de nuit sur lequel un monsieur d'âge mûr légèrement aviné semblait s'être reposé comme une huître sur un rocher. De nature curieuse d'une part et sans doute bavarde d'autre part je me suis mis à entamer la conversation avec lui. Et puis, je dois avouer que ce genre d'établissements dont la décoration ainsi que la clientèle n'invitent généralement pas à y mettre longuement les pieds me fascine depuis longtemps. On y trouve souvent des personnes qui acceptent volontiers, l'alcool aidant, de raconter leurs petites expériences loufoques et improbables.
Mon voisin de comptoir, un certain Michel, n'a d'ailleurs pas tardé à délier sa langue devant moi. Souhaitant trouver une oreille complaisante et un bon public réceptif à ses récits. La conversation à sens unique débuta avec le football pour continuer sur l'actualité politique et bientôt la pêche au maquereau. La pêche au maquereau près des côtes de la Manche, destination prisée des connaisseurs et à laquelle on accède au départ de Rennes depuis la départementale 137 en direction de Rothéneuf d'Ille-et-Vilaine. Je me suis imaginé à cet instant que son récit allait très rapidement embrayer sur le monde des bateaux, des cannes à pêche ou encore des asticots à hameçon. Mais très étrangement, Michel ralentit son monologue dès qu'il évoqua le sujet de la départementale 137. Il leva le coude et bu cul-sec à cette occasion avant de poursuivre une description du chemin parcouru en voiture lors d'une nuit noire au mois de novembre. Une nuit sans lune dont les seules lumières ne sortaient que des phares des rares véhicules circulant encore à l'approche de 4h du matin. Il faut se lever tôt lorsque l'on veut pêcher. Le poisson n'aime pas se montrer à partir de midi. Michel me raconta avoir eu le pied un peu lourd sur l'accélérateur, pressé d'arriver. Il m'affirma aussi ne pas avoir bu une seule goutte d'alcool comme pour justifier d'un caractère exceptionnel son état éméché de l'instant présent. Il décrit la scène comme suit.
« Je roule plein phare. La route est droite. Ennuyeusement rectiligne. On ne voit pas grand-chose, en plus, il n'y a évidemment aucun lampadaire en pleine campagne. La route est monotone au possible, le genre de celles sur lesquelles on peut rapidement s'endormir au volant si on n'y prend pas garde, tu vois. A chaque kilomètre, je vois les bornes sur le bas côté qui défilent les unes après les autres. C'est d'une lassitude, je te jure. Je fais quand même attention aux animaux, on ne sait jamais. Si un sanglier ou un renard devait traverser la voie ça peut vite provoquer un accident surtout si on panique et que l'on braque le volant d'un coup ou que l'on freine trop violemment. Alors je roule en essayant de rester éveillé et là, tout à coup, devant mes phares, je vois une silhouette au bord de la route ! Je tourne la tête sur le côté, j'ai même pas le temps de ralentir avant de la dépasser ! Je ralentis et je m'arrête. Je sors de la voiture parce que je me suis demandé si quelqu'un n'avait pas besoin d'aide. Et je vois une femme qui me regarde. Une femme vêtue d'une robe blanche. Une longue robe qui ferait penser à celle d'une mariée, les bras et la gorge dénudés. Le genre de tenue qu'on ne porte pas de nuit en novembre et perdue en campagne. Je m'avance vers elle un peu hagard et je lui demande si elle a besoin d'aide. En m'approchant, je peux voir son visage. Une belle jeune femme, à ça oui. Mignonne comme tout, les traits fins. Mais le regard assez absent. On aurait dit qu'elle me voyait sans vraiment me regarder. Je lui redemande si elle a besoin d'aide, ce à quoi elle me répond enfin « Je peux monter ? S'il vous plait... ».
Bon, je n'ai pas pour habitude de prendre des auto-stoppeurs d'ordinaire. Mais là, c'était différent. Je voyais bien que cette personne était en état de choc. J'ai pensé sur l'instant l'emmener vers la ville la plus proche pour la laisser chez un médecin, la police ou un hôpital. Je lui propose de monter et elle se place sur la banquette arrière.
Michel marqua un temps d'arrêt. J'imaginai alors qu'il essayait de raviver ses souvenirs, peut-être altérés par un énième verre de vin rouge qu'il venait de siffler presque d'une traite. Mais j'avais le sentiment à son regard gêné qu'il prenait en réalité le temps de réfléchir à la narration de son histoire. Préoccupé par les mots choisis afin de donner de la crédibilité à un récit qui semblait de plus en plus difficile à croire. Il poursuivit.
« Je roule. De temps en temps je jette un rapide coup d'œil dans le rétroviseur. Non pas pour regarder si un véhicule est derrière nous, parce que de toute manière il n'y avait pas âme vivante sur la route à part elle et moi. Mais plutôt pour l'observer, elle. Elle ne bouge pas. Mais vraiment pas ! Pas d'un pouce, ni même d'un cil. Avec des yeux grands ouverts qui ne semblent rien regarder très précisément. Ses cheveux et ses yeux noirs profonds ne se remarquent presque pas dans le fond de la voiture. J'ai l'impression de conduire avec juste une robe blanche à l'arrière de mon véhicule. Une robe avec des bras et des jambes aussi blêmes que le lait. C'est fou, comment peut on être blanc comme ça. On aurait dit une...
J'ose lui demander comment elle s'appelle ! Et après quelques secondes de silence elle me répond. Clotilde. Alors j'essaye d'alimenter la conversation, de poser quelques questions sans paraître gênant. Je lui demande comment elle est arrivée sur la route alors que je n'ai pas vu de voiture sur le bas-côté. Elle me répond d'une voix fébrile : « J'étais en vélo mais je suis tombée». Alors je lui demande ce qu'elle pouvait bien fabriquer à 4h du matin en vélo sur une départementale ! Et elle me répond toujours après quelques secondes de silence : « J'étais en vélo mais je suis tombée... ». Tombée, je veux bien le croire. Tombée sur la tête, c'est ce que je me suis dit sur l'instant. La pauvre fille a l'air complètement perdue et pas très stable, si tu vois ce que je veux dire. Et puis...
Et puis on arrive à un virage un peu serré. Je connais bien ce virage près de Pleugueneuc. Tout le monde fait gaffe ici. Surtout de nuit. C'est pas éclairé et quand on arrive à vive allure on a vite fait de percuter une voiture dans le sens inverse qui déborderait un peu trop de sa voie. Mais bon, de nuit et comme je ne vois aucun phare en face, je m'avance sans crainte dans cette portion de route quand tout à coup et sans prévenir, la jeune femme hurle de tout son être. Un cri strident, effrayant ! On aurait dit qu'elle avait vu le diable. Non ! On aurait dit qu'on l'égorgeait ! Qu'elle voyait la mort en face. J'ai pété un coup de frein ! Je me suis retourné en beuglant, complètement sonné et là, je vois une robe blanche posée sur la banquette arrière. Une longue robe blanche comme celles des jeunes mariées. Une robe et c'est tout. La demoiselle n'était plus là. Elle n'était pas là. Personne...
(Michel lève le coude et son verre de nouveau avant de se rendre compte que ce dernier est déjà vide. Il le repose un peu dépité, marque un moment de silence avant de continuer.)
Aujourd'hui encore, je suis incapable de savoir si j'ai rêvé cette femme ou non. J'ai déposé la robe au commissariat en racontant mon récit comme je te le raconte là. Ils m'ont fait passer un test d'alcoolémie et m'ont conseillé de consulter un médecin. Le fonctionnaire qui tapait le rapport devant moi m'a dit que j'ai trouvé une robe par terre et qu'ensuite j'ai « imaginé » une femme suite à la prise de stupéfiants ou d'un traitement médicamenteux un peu trop fort. Effectivement, je prenais des pastilles pour la gorge... Pfff, quelle bande d'idiots... »
Je n'ai pas posé plus de questions à Michel. Il m'a semblé déjà très troublé par le simple fait de raconter cette expérience à un inconnu. Je n'ai pas voulu profiter de lui. L'expérience m'avait déjà démontré à l'époque qu'on ne tire jamais rien de constructif à cribler de questions des témoins encore sous le choc de ce qu'ils ont vu ou vécu.
Les jours qui suivirent m'ont vu investiguer dans l'historique des journaux locaux pour tenter de trouver des faits similaires à ce qu'aurait vécu Michel. Et je dois dire aujourd'hui que le nombre de témoignages est assez éloquent. Mon camarade de comptoir n'étant pas un cas isolé concernant la D 137. Une coupure des faits divers du Ouest-France datée du 9 novembre 1969 relate de l'accident mortel qui eut lieu dans un virage serré près de Pleugueneuc où une berline noire roulant à trop vive allure percuta la jeune Clotilde Gabord, 19 ans, qui se rendait en vélo au mariage de sa sœur vêtue d'une magnifique robe de demoiselle d'honneur. Le professionnalisme de mon enquête, si l'on peut appeler cela « enquête », m'a poussé jusqu'à contacter par téléphone la grande sœur de la défunte, âgée désormais de 72 ans. Elle a accepté de répondre à mes quelques questions. Et notre discussion m'a appris le fait très étrange que la robe de demoiselle d'honneur, longue et délicate, portée par Clotilde, avait mystérieusement disparu après son enterrement.
Et les quelques témoignages des conducteurs qui prétendent avoir pris en stop une jeune femme de nuit sur la D137 avant que celle-ci ne se volatilise de leur banquette arrière mentionnent tous sans exception avoir retrouvé une robe blanche comme celles que l'on porte durant les mariages.
Baz Arnkell
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